Un non-lieu vaut-il innocence ?
- Les Pénalistes en Herbe

- il y a 2 jours
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À la suite de l’ordonnance de non-lieu rendue dans l’affaire de viol mettant en cause l’humoriste Ary Abittan, et aux révélations des propos insultants de Brigitte Macron à l’encontre de militantes féministes, le débat public s’est embrasé autour de la signification d’un non-lieu [1]. Quand certains défendent la présomption d’innocence et l’autorité de la décision judiciaire, d’autres dénoncent un dévoiement du droit et déplorent un décalage avec le réel. Nous tenterons, dès lors, de répondre à une question aussi classique qu’épineuse : un non-lieu a-t-il pour effet d’innocenter le mis en cause en droit pénal français ?
Qu’est-ce qu’un non-lieu ?
Le “non-lieu” comme il est communément appelé dans le débat public est une décision judiciaire. Plus précisément, il s’agit de l’ordonnance par laquelle le juge d’instruction dit qu’il n'y a lieu de suivre l’affaire. L'article 177 du code de procédure pénale fixe une liste exhaustive des cas dans lesquels le juge peut prendre une telle ordonnance. Ce dernier ne le fera que lorsqu’il estime “que les faits ne constituent ni crime, ni délit, ni contravention, ou si l'auteur est resté inconnu, ou s'il n'existe pas de charges suffisantes contre la personne mise en examen” mais encore lorsqu’il constate l’existence d’une cause d’irresponsabilité pénale ou d’extinction de l’action publique [2]. Le non-lieu a pour effet de mettre un terme à la mise en examen du mis en cause et de facto, de clore les investigations.
À partir de quand est-on innocent en France ?
En réalité, dès le départ : le mis en cause est présumé innocent en droit français conformément à l’article 9-1 du code civil et à l’article préliminaire du code de procédure pénale. Cette présomption est fondamentale dans une société démocratique et se voit, par conséquent, largement protégée [3]. Elle a pour effet de prémunir le mis en cause du risque d’arbitraire en faisant reposer la charge de la preuve sur l’accusation. Par conséquent, tant l’insuffisance d’éléments probants que le doute doivent lui profiter. Cette présomption tombe dès lors qu’une décision définitive de culpabilité est prononcée à l’encontre du mis en cause. En droit pénal français, les juridictions compétentes pour rendre de telles décisions sont, en cas de crime, la cour d’assises ou la cour criminelle départementale [4], de délit, le tribunal correctionnel [5], de contravention, le tribunal de police [6].
Toutefois, la présomption d’innocence doit être bien comprise : si elle s’oppose à une présomption de culpabilité, elle ne correspond pas pour autant à une déclaration d’innocence. Le présumé innocent se trouve en réalité dans une “zone grise” [7], il n’est pas présumé coupable mais n’est pas non plus définitivement et certainement innocent. En effet, si l’on venait à considérer que la présomption d’innocence valait l’innocence, les mesures d’investigations apparaîtraient comme illégitimes et arbitraires.
Quel est l’effet du non-lieu sur la présomption d’innocence ?
Nous pensons qu’il n’en a aucun puisque le juge d’instruction ne statue pas, à proprement parler, sur la culpabilité [8]. Conformément à l’article 177 précité, le juge instructeur dispose de deux grandes voies pour prononcer un non-lieu. D’une part, s’il estime que les faits ne sont pas constitutifs d’une infraction. D’autre part, s’il considère qu’il n’existe pas de charges suffisantes contre le mis en cause. Ainsi, il n’est jamais question pour lui de se prononcer sur la culpabilité - soit il relève que les faits ne sont pas infractionnels, soit il constate l’insuffisance des charges. Nous relevons trois arguments en ce sens. D’abord, à défaut, le juge d’instruction ne présenterait pas les garanties suffisantes d’indépendance et d’impartialité conformément aux exigences internes[9] et de la CESDH [10] relatives au droit à un procès équitable. Ensuite, il nous paraît dangereux de considérer que les décisions du juge d’instruction ont un effet sur la présomption d’innocence. Si un non-lieu valait innocence, par équivalence, une ordonnance de renvoi vaudrait déjà culpabilité. Enfin, l’article 188 du code de procédure pénale permet la réouverture de l’instruction sur charges nouvelles [11]. Or si un non-lieu valait innocence, il serait inconcevable que les investigations puissent reprendre de la sorte. Dès lors, en réalité, qu’il s’agisse d’une ordonnance de non-lieu ou de renvoi, le mis en cause conserve le bénéfice de la présomption d’innocence - pas moins, pas plus. Partant, il est un dévoiement du droit que d’avancer, après un non-lieu, que la justice a “innocenté” le mis en cause.
L’absence de charges suffisantes, quelle interprétation ?
Le juge d’instruction “examine s'il existe contre la personne mise en examen des charges constitutives d'infraction, dont il détermine la qualification juridique” conformément à l’article 176 du code de procédure pénale. Dans son Traité de l’instruction criminelle, Faustin Hélie expliquait que les “juridictions d’instruction n’ont point à rechercher si le prévenu est coupable, mais seulement s’il est probable qu’il le soit. La probabilité est la mesure de la prévention, comme la certitude est la mesure du jugement. Ce ne sont pas des preuves, mais seulement des indices qu’il faut demander à la procédure écrite”. Cette doctrine, toujours suivie aujourd’hui, opère une différence stricte entre ce qui relève des charges ou de la preuve – le juge d’instruction ne tendant qu’à l’appréciation des premières.
Les charges regroupent les éléments tirés de la procédure et des résultats acquis au cours des mesures d’investigations. Il est important de noter que le juge d’instruction fait une appréciation souveraine de la valeur des éléments dont il dispose [12]. Partant, le juge d’instruction, en prononçant un non-lieu, estime qu’il ne dispose pas de suffisamment d’éléments à charge objectifs permettant de renvoyer l’affaire à une juridiction de jugement.
Pour l’affaire d’Ary Abittan ?
Nous croyons que l’action militante dans cette affaire est le résultat d’un besoin de radicalité face à des constats dont on ne peut se détourner : le faible taux de poursuite et les dysfonctionnements dans les affaires de viols et d’agressions sexuelles [13]. Partant, la contestation du fonctionnement de la justice et sa prise en charge des violences sexuelles peut s’ancrer dans un débat d’intérêt général. Quant à la critique de la radicalité de groupes militants, elle est en réalité tautologique.
Aux yeux du droit, la présomption d’innocence ne doit toutefois jamais cesser d’être réaffirmée, y compris - et peut-être a fortiori -, après une décision du juge d’instruction. En revanche, telle affirmation ne doit pas avoir pour effet d’instrumentaliser les décisions de justice – non, un non-lieu n’a pas pour effet d’innocenter qui que ce soit.
Léo Pedro
Élève avocat
[1] Pourquoi la justice a abandonné les poursuites pour viol contre Ary Abittan, et pourquoi des militantes féministes se mobilisent, Le Monde, 11 déc. 2025 par Lorraine de Foucher.
[2] Art. 177 CPP, al 2 “Lorsque l'ordonnance de non-lieu est motivée par l'existence de l'une des causes d'irresponsabilité pénale prévue par les articles 122-2,122-3,122-4,122-5 et 122-7 du code pénal ou par le décès de la personne mise en examen, elle précise s'il existe des charges suffisantes établissant que l'intéressé a commis les faits qui lui sont reprochés”.
[3] Not. Art. 9 DDHC “Tout homme étant présumé innocent jusqu'à ce qu'il ait été déclaré coupable..”., Art. 6 §2 CESDH “Toute personne accusée d’une infraction est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie”.
[4] Art. 231 du CPP.
[5] Art. 381 et s. du CPP.
[6] Art. 521 et s. du CPP.
[7] V not. E. Verny, Procédure pénale, coll. Cours, Dalloz, éd. 9, p. 40.
[8] F. Hélie, Traité de l’instruction criminelle, “les juridictions d’instruction n’ont point à rechercher si le prévenu est coupable, mais seulement s’il est probable qu’il le soit.”.
[9] Art. 49 al 2 du CPP “Il ne peut (le juge d’instruction), à peine de nullité, participer au jugement des affaires pénales dont il a connu en sa qualité de juge d'instruction”
[10] V. au visa de l’art. 6 §1 de la CESDH, CEDH, 1er oct. 1982, Piersack c/ Belgique n°8692/79.
[11] Art. 188 du CPP “La personne mise en examen à l'égard de laquelle le juge d'instruction a dit n'y avoir lieu à suivre ne peut plus être recherchée à l'occasion du même fait, à moins qu'il ne survienne de nouvelles charges”.
[12] V not. Crim. 2 févr. 1912 ; Crim. 26 juill. 1966, no 66-92.061 ; Crim. 10 avr. 1975, no 74- 92.978, ; Crim. 23 avr. 1981, no 80-93.475.
[13] V. par exemple la récente condamnation pour violation de la France in CEDH, 24 avr. 2025, L. et autres c/ France, nos 46949/21, 24989/22, 39759/22.



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