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Photo du rédacteurLes Pénalistes en Herbe

La liberté d’expression de la presse à l’épreuve du droit au respect de la vie privée

Dernière mise à jour : 26 nov. 2023

Ce commentaire d'arrêt a été publié pour la première fois par Marie POUPIOT, en avril 2023, dans La Revue n°12.


CEDH, grande chambre, 7 février 2012, Axel Springer contre Allemagne


La Cour européenne des droits de l'homme dans l’arrêt du 7 février 2012 Axel Springer AG contre Allemagne a tranché en faveur du requérant dans une affaire opposant un journal allemand à un acteur arrêté pour possession de cocaïne. Le journal avait reçu une amende et avait été empêché de publier des articles sur l'arrestation de l'acteur, ce dernier alléguant une violation de son droit au respect de la vie privée. La Cour a estimé que les articles publiés portaient sur des faits judiciaires publics obtenus de sources officielles et que les sanctions infligées étaient disproportionnées par rapport à l'objectif poursuivi, même s'il s'agissait d'un délit mineur.

I) Les faits de l’affaire

Le 23 septembre 2004, un acteur a été arrêté au festival de l'Oktoberfest pour avoir été en possession de 0,23 gramme de cocaïne. Un journaliste a recueilli les détails de l'arrestation en interrogeant les policiers présents sur les lieux et un procureur du parquet du tribunal régional de Munich. En Allemagne, cet acteur avait déjà été condamné en juillet 2000 pour importation de stupéfiants, ce qui lui avait valu une peine de cinq mois de prison avec sursis, deux ans de mise à l'épreuve, et une amende de 5 000 euros.


Le 29 septembre 2004, l'arrestation de cet acteur a été publiée dans le quotidien Bild, avec le titre « Cocaïne! Le commissaire arrêté à la fête de la bière de Munich ». L'article comprenait des détails sur son l'arrestation, ainsi que sur sa carrière d'acteur et sa condamnation antérieure pour des infractions liées à la drogue. Le même jour, d'autres médias ont relaté cette information en s'appuyant sur l'article de ce quotidien. Le procureur chargé de l'affaire a également confirmé les faits relatés dans l'article à d'autres médias.


À la suite de cette publication, l’acteur a intenté une action en justice contre Axel Springer AG, la société mère du journal Bild. Le tribunal régional de Hambourg a interdit la publication de l'article dès le 29 septembre, confirmée par un jugement du 12 novembre 2004 et par la Cour d'appel le 28 juin 2005. Le 11 novembre 2005, le tribunal régional a interdit toute nouvelle publication de la totalité du premier article sous peine d'une amende convenue, et a condamné Axel Springer AG à une amende de 5 000 euros ainsi qu'au remboursement des frais de procédure.


Le tribunal régional a conclu que la publication de l'article par Bild avait gravement porté atteinte aux droits de la personnalité de cet acteur en le diffamant auprès du public. Le tribunal a jugé que, même si les faits étaient avérés, les droits de la personne en question prévalaient sur l'intérêt du public à être informé. Le tribunal a également pris en compte plusieurs facteurs, notamment le fait que l'infraction commise n'était que d'une gravité moyenne, et qu’il n'avait qu'une condamnation antérieure mineure, enfin que l'intérêt public se concentrait plus sur le personnage qu’il incarne dans la série, du commissaire de police, que sur l’acteur lui-même.


La Cour d'appel a confirmé cette décision, mais a réduit la sanction infligée à Axel Springer AG à 1 000 euros en raison de la divulgation illégale des informations par le ministère public.


La Cour fédérale a refusé l'autorisation de se pourvoir en cassation au motif que l’affaire ne revêtait pas une importance fondamentale et n’était pas nécessaire pour l’évolution du droit ou pour garantir une jurisprudence uniforme. Axel Springer AG a tenté de former un nouveau recours, mais l'autorisation d'interjeter appel lui a été refusée.


Le 7 juillet 2005, le journal Bild a publié un article intitulé « Le commissaire de la série télévisée avoue devant le tribunal avoir pris de la cocaïne. Il est condamné à une amende de 18 000 euros. ». L'article a partiellement transcrit les aveux de l’acteur devant le tribunal et comprenait une photo de lui. Il a alors intenté une action contre Axel Springer AG pour la publication de cet article.


Le 15 août 2005, le tribunal régional de Hambourg a accordé une injonction interdisant toute nouvelle publication de cet article. Dans un jugement rendu le 22 septembre, la société a été condamnée à payer 449,96 euros de frais si l'article était publié à nouveau. Le raisonnement du tribunal était similaire à celui de la décision précédente concernant le premier article. Le recours d'Axel Springer AG contre cette décision a été rejeté par la Cour d'appel, et l'autorisation de former un nouveau recours devant la Cour fédérale de justice a également été refusée.


Axel Springer AG a ensuite tenté de faire appel des deux décisions devant la Cour constitutionnelle fédérale, mais le 5 mars 2008, un panel de trois juges a refusé d'examiner ce recours. Le 12 septembre 2006 et le 29 janvier 2008, le tribunal régional de Hambourg a condamné la société à payer deux astreintes de 5 000 euros chacune à cet acteur pour avoir enfreint l'ordonnance du 15 août 2005.


La société avait publié le 7 juillet 2006 et en ligne le 22 mars 2007, une déclaration de l'un de ses rédacteurs qui affirmait que « Nous n'avions absolument pas le droit de rendre compte du procès de l'acteur populaire pour possession de cocaïne, bien qu'il s'agisse d'un récidiviste très connu et que le délit ait été commis lors de la fête de la bière à Munich ».


Axel Springer a déposé une requête devant la Cour européenne des droits de l'homme, alléguant que l'Allemagne avait violé sa liberté d'expression. Initialement attribuée à la cinquième section, l'affaire a été transférée à la Grande Chambre le 30 mars 2010, qui a finalement rendu sa décision le 7 février 2012.

II) L’analyse de la décision

La Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l'homme avait pour tâche de déterminer si l'Allemagne avait violé la liberté d'expression d’Axel Springer en ordonnant le retrait des articles de Bild sur l'arrestation et la condamnation de l’acteur, ainsi qu'en imposant des amendes à Axel Springer AG, le requérant, en raison de la publication de ces articles. Le gouvernement allemand a admis que les décisions de ses juridictions internes avaient porté atteinte à la liberté d'expression du requérant, mais a fait valoir que cette ingérence était prévue par la loi et poursuivait un but légitime, à savoir la protection de la vie privée. Le requérant, quant à lui, a défendu la publication des articles en faisant valoir plusieurs arguments, notamment que l’acteur était une personnalité publique bien connue, que l'information avait déjà été rendue publique par le ministère public, que les faits rapportés étaient véridiques et que la presse avait le droit de corriger l'image publique de personnes qui cherchent à attirer l'attention des médias.


La Cour a examiné sa jurisprudence sur la liberté d'expression et la marge d'appréciation, puis a résumé les critères jurisprudentiels de mise en balance de la liberté d'expression et de la vie privée :

1) la contribution de la publication à un débat d'intérêt général

2) la notoriété de la personne concernée par la violation du droit au respect de la vie privée et l'objet du reportage

3) le comportement antérieur de la personne concernée par la violation du droit au respect de la vie privée

4) le mode d'obtention des informations et leur véracité

5) le contenu, la forme et les conséquences de la publication

6) la sévérité de la sanction infligée


Après avoir examiné les critères pertinents, la Cour a appliqué ces critères à l'affaire en question. Elle a reconnu qu’étant donné qu'il s'agissait de faits judiciaires publics, les articles en question pouvaient être considérés comme présentant un certain degré d'intérêt général, tout en notant que cet intérêt varierait en fonction de facteurs tels que le degré de notoriété de la personne concernée, les circonstances de l'affaire et les développements éventuels survenus au cours de la procédure.


Concernant le degré de notoriété de la personne en question, la Cour n'a pas partagé l'avis des juridictions internes et a estimé que cette personne était suffisamment connue pour être qualifiée de personnalité publique. La Cour a également souligné que cette personne était principalement connue pour son rôle de commissaire de police au sein d’une série réputée, dont la mission était de faire respecter la loi et de prévenir la criminalité, ce qui accroissait l'intérêt du public à être informé de son arrestation pour une infraction pénale.


En ce qui concerne le contenu des articles, la Cour a reconnu que l'infraction commise était relativement mineure et courante, étant donné la faible quantité de drogue trouvée en possession de cette personne. Elle a également convenu avec les juridictions internes que cette infraction n'aurait pas été signalée si elle avait été commise par un inconnu. Toutefois, la Cour a souligné que l'arrestation avait eu lieu en public pendant la fête de la bière, ce qui constituait une question d'intérêt public importante, comme l'avait reconnu la cour d'appel nationale.


La Cour a jugé qu’il avait délibérément cherché à attirer l'attention sur lui, ce qui avait réduit son droit légitime à la vie privée. En ce qui concerne l'obtention des informations, la partie plaignante a affirmé avoir obtenu les informations avant la publication à partir d'une conférence de presse officielle, mais la Cour a estimé que cette affirmation était peu plausible car la seule conférence de presse vérifiable avait eu lieu après la publication du premier article. Cependant, la Cour a noté que même si les informations n'avaient pas été obtenues lors d'une conférence de presse, elles avaient été obtenues de sources officielles telles que la police et le procureur, ce qui excluait toute notion de mauvaise foi. La Cour a également souligné que les faits du premier article avaient été confirmés par le bureau du procureur lors d'une conférence de presse le lendemain de la publication, tandis que les faits contenus dans le second article étaient déjà connus du public avant sa publication.


La Cour a évalué le contenu, la forme et les conséquences des articles et a conclu qu'ils étaient basés sur des faits et ne contenaient pas d'expression désobligeante ou d'allégation non fondée. Bien que le premier article contenait des expressions destinées à attirer l'attention du public, cela ne soulevait pas de question selon la jurisprudence de la Cour. La Cour a également estimé que les sanctions étaient légères mais pouvaient avoir un effet dissuasif.


En examinant chaque critère, la Cour a conclu que l'ingérence de l'Allemagne dans la liberté d'expression du requérant n'était pas nécessaire dans une société démocratique et qu'il n'existait aucun rapport raisonnable de proportionnalité entre les restrictions imposées par les juridictions nationales au droit à la liberté d'expression et le but légitime poursuivi. Ainsi, la majorité a jugé que l'Allemagne avait violé le droit à la liberté d'expression du requérant.


Cependant, quatre juges de la Grande Chambre ont émis une opinion dissidente. Bien qu'ils aient approuvé l'appréciation des faits par la majorité, ils ont estimé que celle-ci avait agi comme une « quatrième instance » et avait accordé plus de poids à la liberté d'expression qu'à la vie privée, alors qu'elle n'était pas censée répéter les évaluations dûment effectuées par les juridictions internes. Ils ont considéré que les juridictions internes avaient bien évalué les intérêts concurrents de la liberté d'expression et de la vie privée et qu'elles avaient motivé largement leurs jugements.


III) Le sens de la décision

Cette décision renforce la liberté d’expression. En reconnaissant le droit de la presse à couvrir des sujets d'intérêt public impliquant des personnalités publiques autres que les politiciens, la décision élargit le champ de la liberté d'expression. En outre, la décision adopte une position libérale quant au pouvoir de la Cour européenne des droits de l'homme à examiner les décisions des tribunaux nationaux dans des affaires portant sur l'équilibre entre la liberté d'expression et le droit au respect de la vie privée.


Marie POUPIOT


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