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L'obsolescence programmée : une pratique moralement inacceptable ?

Dernière mise à jour : 8 déc. 2023




L'aversion du peuple pour les grandes entreprises est due à la crainte qu'il en a. En effet, dans la conscience populaire, une grande partie de la population est habitée par cette idée – plus ou moins fausse – que le riche a un unique but : s'enrichir de manière égoïste au détriment de tous. A l'heure où les inégalités sociales et économiques sont de plus en plus marquées - 82 % des richesses ayant été réparties entre les 1% les plus riches en 2017[1] - l’opinion publique est habitée par la question « pourquoi les riches de biens sont-ils communément pauvre de coeur ? »[2].


Cette crainte envers les puissants peut se justifier face à la révélation de certaines pratiques trompeuses exercées par de grandes entreprises, illustrées par le scandale du géant Apple poursuivi par l'association Halte à l'Obsolescence Programmée (HOP) sur des soupçons de ralentissement volontaire de la capacité de ses téléphones.

Le délit d'obsolescence programmée se caractérise par le fait que le producteur d’un produit utilise des composants afin d'en réduire la durée de vie, pour que le consommateur cesse de l'utiliser et achète le dernier à la mode. C'est un terme prononcé pour la première fois par l'agent immobilier nord-américain Bernard London en 1932. Le législateur est venu le consacrer par l'ordonnance n°2016-301 du 14 mai 2016, à l’article L. 441-2 du Code de la consommation.


Ainsi, « Est interdite la pratique de l'obsolescence programmée qui se définit par le recours à des techniques par lesquelles le responsable de la mise sur le marché d'un produit vise à en réduire délibérément la durée de vie pour en augmenter le taux de remplacement ». Nous observons que ce concept se rapproche fortement de la qualification de tromperie (article L.441-1 du Code de la consommation).

Ensuite, même si le texte fait de l'infraction une infraction formelle – qui ne nécessite pas de résultat matériel pour caractériser l'infraction - il faut la preuve d'un dol spécial, un objectif spécifique qui est de « réduire délibérément la durée de vie d'un produit » via différentes techniques qu'il ne définit malheureusement pas. Ces dernières s'articulent ainsi :

  • L'obsolescence de fonctionnement, qui est le fait d’insérer un dispositif qui condamne le produit à une mort certaine (par exemple, lorsque qu'Apple ralentit volontairement ses iPhone 6, 6S et 7, obligeant le consommateur à en acheter un plus récent)

  • L'obsolescence d'incompatibilité, qui est le fait de mettre sur le marché de nouveaux produits qui ne fonctionnent plus avec les anciens (tels que de nouveaux logiciels)

  • L'obsolescence indirecte, lorsqu'il n'est plus possible de faire réparer votre bien parce qu'il n'y a plus de pièces détachées

  • L'obsolescence esthétique ou psychologique, qui consiste à présenter le produit comme démodé pour pousser le consommateur à le remplacer

C'est une pratique qui a été utile dans la mesure où elle a pu, à une certaine époque, relancer l'économie. Parallèlement, certaines voies se sont élevées pour prévenir les excès de cette pratique, ce qui a conduit le législateur à intervenir pour protéger le consommateur.

"La pratique de l'obsolescence programmée s'est montrée très utile au début du XXème siècle pour faire face à des situations de crise et de chômage"

Une pratique historiquement utile – La pratique de l'obsolescence programmée s'est montrée très utile au début du XXème siècle pour faire face à des situations de crise et de chômage. En effet, Bernard London, après la crise de 1929, prône l'installation d'une obsolescence légale par le gouvernement qui l'encadrerait et met en exergue le fait que cela stimulerait l'économie, relancerait la consommation et maintiendrait l'industrie. A l'époque, la consommation des ménages est en net recul, ayant pour conséquence le manque de renouvellement des équipements. Ainsi, cela pourrait permettre de relancer l'emploi et la croissance.

Bien que cette théorie n'ait pas eu l'effet escompté, elle a été utilisée pendant la crise de l'Ampoule dite « le Cartel Phoebus », en 1924 : devant la chute de leurs ventes annuelles, les principaux fabricants d'ampoules décidèrent de mettre en place une entente commerciale connue sous le nom de Cartel Phoebus, qui visait à limiter la durée de vie de leurs produits afin de contraindre le consommateur à acheter plus souvent des ampoules. Cela a été une solution efficace pour faire face à la chute de leurs ventes et au chômage. Ce cas est désormais cité comme l'exemple historique illustrant l'existence avérée de pratiques d'obsolescence sur le marché. Dans cette lignée, l'économiste Joseph Shumpeter parle de « destruction créatrice »[3], qui rend l'obsolescence programmée commercialement nécessaire afin de créer de l'emploi, de stimuler l'économie et la croissance, la rendant ainsi moralement acceptable à long terme.


Dans un contexte de crise, c'est la relance de la croissance qui a été privilégiée au détriment de la protection du consommateur. Le fait de se baser sur la nécessité économique pour justifier l'utilisation de l'obsolescence programmée des produits était considérée comme une cause moralement acceptable, dans la mesure où cela relançait la consommation des ménages, la vente des produits et la création d'emplois. Il était légitime de penser qu'il fallait privilégier la relance de l'économie par l'apparition sur le marché de nouveaux produits, alors que les anciens n'étaient toujours pas obsolètes, afin de relancer la consommation des ménages et de faire baisser le chômage.

Pour autant, dans une société de plus en plus individualiste, la protection des droits du consommateur devient l'objectif principal.


Une mise en garde bienvenue - Dès le début du siècle dernier, dans un contexte de crise, la tromperie par l'obsolescence programmée est admise pour relancer l'économie, au détriment des droits du consommateur qui sont passés sous silence. Dans ce contexte, Stuart Chase[4] s'élève pour mettre en garde la population contre les dérives de l'obsolescence programmée des produits. Il sera suivi dans les années 60 par l'historien Lewis Mumford qui dénonce le « remplacement prématuré » des produits.

Mais c'est surtout la voix de Vance Packard[5] qui va faire écho. Il dénonce l'excès et le caractère agressif des pubs et la surproduction des produits, poussant le vendeur à tout faire pour que le consommateur achète le nouveau, et c'est l'un des premiers à évoquer les conséquences néfastes de l'obsolescence programmée sur l'environnement.

Pour autant, ces critiques restent cantonnées aux bancs universitaires. Il faut attendre un reportage sur Arte en 2010[6] pour en apprendre d'avantage sur cette pratique.

"Dans une société de plus en plus protectrice des droits des individus, il est aisé de penser que même dans un contexte de crise, aujourd'hui les droits des citoyens ne pourraient être remis en cause car cela nourrirait de fortes contestations, ces droits étant de principe"

Ensuite, au fil du XXème siècle, les droits de l'homme ont pris une place de plus en plus importante, comme le symbolise la reconnaissance constitutionnelle de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen en 1958, ainsi qu'au niveau européen par la signature de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, le 4 novembre 1950, ratifiée en France le 3 mai 1974. Cela a conduit les entreprises à prendre conscience qu'elles se doivent de respecter le droit à la loyauté dans leurs pratiques, les tromperies étant sanctionnées.

De plus, ces dernières ne pourraient justifier ces tromperies en avançant un contexte économique difficile ou se cacher derrière le fait que cela est pratiqué pour le bien des consommateurs.

Ainsi, la société Apple, assignée devant le tribunal par une association de consommateurs, a reconnu qu'elle avait volontairement diminué les capacités de ses téléphones, justifiant ces pratiques en mettant en avant le fait qu'elles avaient pour but « d'éviter que des smartphones aux batteries usées ne s'éteignent inopinément »[7]. Solution qui n'a pas été reçue positivement par l'opinion publique, car un simple changement de batterie aurait permis de restaurer les performances initiales des appareils, ce qui a été passé sous silence par la firme à la pomme. Cette dernière avait pour unique but de tromper les consommateurs.

Dans une société de plus en plus protectrice des droits des individus, il est aisé de penser que même dans un contexte de crise, aujourd'hui les droits des citoyens ne pourraient être remis en cause car cela nourrirait de fortes contestations, ces droits étant de principe.


La pratique de l'obsolescence programmée a été admise à partir de l'entre-deux-guerres, afin de relancer l'économie. Par la suite, les droits individuels ont pris une dimension de plus en plus importante, de sorte qu'aujourd'hui ces droits sont érigés en principe afin d'assurer une protection optimale du consommateur.

"Pour éviter cette tromperie, il faudrait revenir à un certain équilibre, en mettant en œuvre une meilleure information pour le consommateur, installer une garantie plus longue et surtout un suivi et un encadrement par l'Etat, comme le prônait Bernard London. C'est une nécessité"

La nécessaire protection des droits du consommateur - Aujourd'hui, on déplore le fait que les entreprises agissent non pas pour relancer la croissance, mais pour s'assurer une santé financière, cela au détriment du consommateur et de son pouvoir d'achat. Face à ces attaques, le consommateur n'a d'autre choix que d'engager des actions en justice afin de faire valoir ses droits.

Par exemple, le National Legal Financial Groupe, société russe d'investissement dans le contentieux, a décidé de mener une action contre la firme à la pomme, après qu'elle ait reconnu avoir ralenti ses anciens modèles d'Iphones : « Quand Apple s’est excusé, j’ai pensé que la situation était idéale pour faire arrêter ces pratiques » témoigne Maxim Karpov, l'un des fondateurs du Groupe[8]. Pour continuer, l'association demanderesse HOP a reçu plus de 2600 témoignages lorsqu'elle a lancé sur son site un appel à témoignages auprès des consommateurs français, les sondant sur d’éventuels problèmes rencontrés avec leur IPhone. « Nous avons reçu 2 600 témoignages que nous allons transmettre à la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF)» indique Emile Meunier[9].


Pour éviter cette tromperie, il faudrait revenir à un certain équilibre, en mettant en œuvre une meilleure information pour le consommateur, installer une garantie plus longue et surtout un suivi et un encadrement par l'Etat, comme le prônait Bernard London. C'est une nécessité.


L'auteur Clémence Boissonnet poursuit dans cette voie, et propose une harmonisation européenne afin d'obtenir une protection du consommateur et de l’environnement. Certains Etats ont déjà pris des mesures pour essayer d'y faire face : « Les élus belges ont ainsi été les précurseurs en adoptant en février 2012 une résolution recommandant l’étiquetage de la durée de vie des produits liés à l’énergie et leur caractère réparable. Pour sa part, la Suède, intervenant sur le terrain de la fiscalité, a mis en place une TVA réduite pour le coût des réparations, une déduction fiscale pour les consommateurs choisissant de réparer leur électroménager plutôt que de le remplacer et une taxation des produits contenant des matériaux non ou difficilement recyclables et réparables »[10]. Dans un contexte environnementalement conscient, la député européenne Eva Joly propose tout simplement « l'interdiction de l'obsolescence programmée » et explique

« qu'aujourd'hui, l'obsolescence des appareils est programmée, les machines à laver tombent en panne et doivent être changées au bout de 3-4 années. Elle peuvent en réalité marcher 30 années »[11].


Ensuite, sur le plan juridique la loi Hamon du 17 mars 2014 relative à la consommation propose de renforcer le droit à l'information du consommateur. Elle prévoit que le consommateur doit être mieux informé quant à la durabilité et la réparabilité des produits. Le vendeur doit ainsi informer l’acheteur par écrit sur la disponibilité des pièces détachées. Cela permet à ce dernier d’orienter son achat vers des produits réparables. Enfin, cette loi allonge la durée légale de garantie de conformité de six mois à deux ans, permettant ainsi aux consommateurs de bénéficier de plus de temps pour utiliser et éventuellement faire jouer la garantie en cas de problème sur le produit.

Cela a crée une certaine prise de conscience législative, qui a aboutit à la loi du 17 aout 2015, qui réprime l'obsolescence programmé via l'article L. 213-4-1 du Code la consommation, accompagnée de l'ordonnance du 14 mars 2016 qui prévoit que ce délit sera désormais prévu à l'article L. 441-2 du Code de la consommation.


C'est à bon droit que l'on accueille la prise de conscience et la volonté de l'Etat de protéger le consommateur de ces tromperies. Pour autant, le législateur réprime sévèrement l'infraction : l'article L. 454-6 du Code de la consommation prévoit une peine de deux ans d'emprisonnement et de 300 000 euros d'amende, avec la possibilité d'augmenter l'amende à 5% du chiffre d'affaire moyen annuel, calculé sur les trois derniers chiffres d'affaires annuels connus à la date des faits. Il peut également y avoir des peines complémentaires plus contraignantes pour les grandes entreprises : peine d'affichage ou encore publication de la décision de condamnation (article L.454-7 du Code de la consommation), ce qui peut être assez dur pour un délit pas clairement défini.


D'un point de vue pratique, plusieurs difficultés peuvent également surgir. D'une part, la matérialité du délit n'est pas bien définie car on n'a pas plus d'information sur le but de l'acte : le texte dit qu'il faut employer des "techniques", alors qu'il ne définit pas ces dernières. Ensuite, il n'est pas possible d'estimer la durée de vie moyenne d'un produit, ce qui rend difficile la caractérisation de la preuve du délit. D'autre part, l’élément moral consiste à prouver que le vendeur trompait volontairement le consommateur. Or, il sera malaisé de le démontrer.


La question qui se posera sera celle de savoir comment le juge différenciera entre l’obsolescence naturelle du produit et celle programmée volontairement pour ne durer qu’un temps limité ?

La récente incrimination du délit de l'obsolescence programmée et sa difficile caractérisation pourrait justifier le fait qu'elle n'ait pas encore fait jurisprudence. Mais cela pourrait changer. En effet, désormais armés juridiquement, les recours pourraient être de plus en plus nombreux avec des chances plus accrues d'aboutir, ce qui est le cas notamment avec la poursuite d'Apple devant les tribunaux. Si condamnation il y a, cela obligerait sûrement les vendeurs à prendre des mesures, comme par exemple préciser la durée de vie moyenne d'un produit lors de sa vente. Cela leur permettrait d'éviter toute sanction, même si objectivement cela semble délicat.


Mamadou N'DIAYE


 

[1] https://www.capital.fr/economie-politique/les-plus-riches-ont-accapare-82-de-la-richesse-mondiale-creee-en-2017-1266809

[2] Alfred Auguste Pilavoine ; Pensées, mélanges et poésies (1845)

[3] « Capitalisme, Socialisme et Démocratie » 1942, Joseph Schumpter

[4] Père du NewDeal, et auteur de « La Tragédie des déchets »

[5] Journaliste et auteur du livre « Les fabricants de déchets »

[] Film documentaire "Prêt à jeter" réalisé par Cosima Dannoritzer en 2010 et diffusé pour la première fois en France sur Arte le 15 février 2011

[7] https://www.lemonde.fr/entreprises/article/2018/01/08/apple-vise-par-une-enquete-preliminaire-du-parquet-de-paris-pour-tromperie-et-obsolescence-programmee_5239070_1656994.html

[8] https://www-dalloz-fr.docelec.u-bordeaux.fr/documentation/Document?id=ACTU0189033&ctxt=0_YSR0MT1vYnNvbGVzY2VuY2UgcHJvZ3JhbW3DqWXCp3gkc2Y9c2ltcGxlLXNlYXJjaA==&ctxtl=0_cyRwYWdlTnVtPTHCp3MkdHJpZGF0ZT1GYWxzZcKncyRzb3J0PcKncyRzbE5iUGFnPTIwwqdzJGlzYWJvPVRydWXCp3MkcGFnaW5nPVRydWXCp3Mkb25nbGV0PcKncyRmcmVlc2NvcGU9RmFsc2XCp3Mkd29JUz1GYWxzZcKncyRicT0=&nrf=0_TGlzdGU=

[9] https://www.lemonde.fr/entreprises/article/2018/01/08/apple-vise-par-une-enquete-preliminaire-du-parquet-de-paris-pour-tromperie-et-obsolescence-programmee_5239070_1656994.html

[10] https://www-lextenso-fr.docelec.u-bordeaux.fr/petites-affiches/LPA129s6?em=obscolescence%20programm

[11] https://www.publicsenat.fr/lcp/politique/eva-joly-veut-interdire-l-obsolescence-programmee-197806




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