Réflexions sur la place des jurés d’assises
« L’ignorance qui juge par sentiment est moins sujette à l’erreur que l’homme instruit qui décide d’après l’incertaine opinion », écrivait Beccaria au 18ème siècle à propos des jurés.
L’existence d’un jury en matière criminelle est ancienne et souvent mal comprise, ou en tout cas sujette à débat, comme le montre d’ailleurs la réforme actuelle de la justice qui réduirait leur domaine d’action avec la création de cours criminelles départementales. Il apparait alors utile de répondre aux questions que toute personne peut se poser concernant les jurés : c’est, en effet, une fonction dont l’avenir concerne chacun d’entre nous.
Pour commencer, vous serez certainement intéressés par une petite histoire des jurés d’assises.
« Toute l’histoire de la cour d’assises, en France, est celle de la recherche d’un équilibre entre le poids respectif des jurés et celui des magistrats, entre une tendance plus libérale et démocratique, méfiante à l’égard des magistrats, ou une tendance plus technocratique et directive, tendant à renforcer un certain contrôle de la cour sur les jurés. »[1]
L’origine du système de jury remonte aux débuts de l’Inquisition au Moyen-Âge. Le jury s’appelait alors le « conseil » (consilium). L’idée à cette époque était que seuls les crimes les plus graves devaient être jugés par des tribunaux composés de citoyens. En 1254, ce caractère obligatoire du jury pour les cas difficiles ressortait des mots du Pape Innocent IV. Ainsi écrivait-il que « pour une accusation aussi grave, il faut procéder avec les plus grandes précautions »[2]. A la Révolution, le jury est systématisé afin de limiter notamment l’influence du juge, envers lequel il y avait une certaine méfiance. Le jury avait alors un grand pouvoir : jusqu’en 1942, les fonctions de juré et de juge étaient séparées. Le jury (composé de 12 personnes à l’époque) décidait seul de la culpabilité, tandis que les magistrats décidaient de la peine. Néanmoins cela a donné lieu à des critiques à cause d’acquittements ou de condamnations basées avant tout sur l’émotion populaire…
C’est ainsi que dès 1942, l’importance des jurés a un peu diminuée : le nombre de jurés a été réduit et, actuellement, c’est l’ensemble de la cour d’assises qui décide de la culpabilité comme de la peine. Ainsi, la décision est prise à la fois par les jurés (6 en première instance, 9 en appel) et par les magistrats (au nombre de 3) : personne n’a de voix prépondérante au moment du vote. Les jurés votent à la fin de l’audience, d’abord pour décider si la personne est coupable ou non, et ensuite pour décider de la peine qui sera prononcée à son encontre[3].
« Le choix du jury criminel, en France, n’est pas qu’un choix procédural, c’est la traduction de l’idée que le constat du crime n’est pas seulement une question d’argumentation juridique. Le crime doit pouvoir être constaté par tout citoyen qui doit pouvoir dire : « ceci est un crime ».
Il s’agit de renvoyer à une conception plus sociale du crime, comme l’action qui « offense les états forts et définis de la conscience collective ». »[4]
Les jurés d’assises sont des citoyens, comme vous et moi. Ils doivent cependant avoir certaines caractéristiques : avoir la nationalité française, avoir 23 au moins, savoir lire et écrire français, ne pas se trouver dans un cas d’incapacité[5] ou d’incompatibilité[6] avec les fonctions de jurés. Actuellement, les jurés interviennent lors de procès en cour d’assises, lorsqu’un majeur ou mineur de plus de 16 ans est accusé d’avoir commis un crime de droit commun[7]. Ils sont présents en première instance (où ils sont au nombre de 6), mais aussi lors de l’appel devant une seconde cour d’assises (où ils sont au nombre de 9). Il faut noter cependant qu’il existe des cours d’assises spéciales composées uniquement de magistrats professionnels, notamment en matière de trafic de stupéfiants commis en bande organisée et de terrorisme.
Pour devenir juré, il y a une procédure à respecter[8]. De manière synthétique, une liste de jurés est établie après un tirage au sort sur les listes électorales. Un deuxième tirage au sort détermine les jurés composant chaque session d’assises. Les jurés bénéficient d’une courte formation. Pour établir le jury de jugement de chaque affaire, il y a un troisième tirage au sort. Durant ce tirage au sort, la défense et l’avocat général peuvent exercer leur droit de récusation, qui est limité à un certain nombre de jurés.
Il faut noter qu’en principe, il n’est pas possible de refuser d’être juré sauf quelques exceptions[9]. Sans motif légitime, le refus sera sanctionné par une amende de maximum 3 750 euros. En raison de l’importance de leur mission, les jurés ont certaines obligations à respecter. Un juré doit notamment protéger le secret du délibéré, même après avoir cessé d’être juré, ne pas communiquer avec d’autres personnes sur l’affaire, être impartial, ou encore être présent et attentif lors des débats.
Aujourd’hui l’avenir des jurés est questionné. En effet, une nouvelle réforme mise en place par le gouvernement consiste à créer une cour criminelle départementale pour les crimes passibles de 20 ans de réclusion criminelle ou moins (comme les vols ou encore les viols), composée uniquement de magistrats professionnels. Les jurés ne seraient alors présents que pour les crimes les plus graves, passibles de plus de 20 ans de réclusion criminelle (comme les assassinats). Cette réforme donne lieu à des débats sur la place des jurés.
En effet, une telle évolution peut d’abord être approuvée car elle a plusieurs avantages. En premier lieu, elle vise à améliorer la célérité de la justice. Il est indéniable que les cours d’assises sont aujourd’hui engorgées, ce qui induit des retards d’audiencement excessifs, préjudiciables aux parties. Ces allongements de délais ont déjà valu à la France d’être condamnée par la Cour Européenne des Droits de l’Homme[10] ; il faut en effet rappeler que l’exigence d’un jugement rendu dans un délai raisonnable est un des principes directeurs du procès pénal. Réduire ces délais permettrait aussi un gain d’argent considérable. De plus, selon certains, exclure les jurés serait bénéfique car leurs décisions seraient moins prévisibles que celles des magistrats professionnels. Enfin, cette mesure servirait aussi à éviter le phénomène très présent aujourd’hui de la correctionnalisation des viols, qui consiste à requalifier certains viols (qui sont des crimes, donc jugés devant une cour d'assises) en agressions sexuelles (qui sont des délits, jugés cette fois devant le tribunal correctionnel), afin d’accélérer la procédure.
Néanmoins, cette réforme peut être aussi contestée, en ce qu’une part importante de la justice française serait rendue sans jurés, ce qui remettrait en cause le principe hérité de la Révolution selon lequel la justice est rendue au nom du peuple français : le citoyen serait alors dessaisi d’une partie des crimes, au nom d’une logique purement « budgétaire » et « gestionnaire » pour certains. Il faut rappeler à ce titre que les jurés avaient été instaurés en réaction face aux abus de pouvoir des magistrats ; la crainte d’une justice très technique et échappant aux citoyens reste présente[11].
Alors, allons-nous vers la disparition progressive des jurés en France ? Peut-être qu’à terme oui, mais pour l’instant, les cours criminelles départementales commencent à peine à être expérimentées. Dès lors, il faudra attendre quelques années pour que des conséquences soient tirées de ces premiers « tests ».
Selon un président de cour d’assises, Jean-Pierre Getti, « La délibération à la cour d’assises est le lieu le plus démocratique qui soit dans notre vie de citoyen ». Et vous, le pensez-vous ?
Gladys KONATÉ
[1] Commentaire de la décision QPC du 1er avril 2011
[2] Bulle du Pape Innocent IV (1254)
[3] Pour plus de détails : leur vote se fait à bulletin secret et est fondé sur leur intime conviction. D’après l’article 353 du code pénal : avant que la cour d'assises se retire, le président lit l’instruction suivante aux jurés: « […] la loi ne demande pas compte à chacun des juges et jurés composant la cour d'assises des moyens par lesquels ils se sont convaincus, elle ne leur prescrit pas de règles desquelles ils doivent faire particulièrement dépendre la plénitude et la suffisance d'une preuve ; elle leur prescrit de s'interroger eux-mêmes dans le silence et le recueillement et de chercher, dans la sincérité de leur conscience, quelle impression ont faite, sur leur raison, les preuves rapportées contre l'accusé, et les moyens de sa défense. La loi ne leur fait que cette seule question, qui renferme toute la mesure de leurs devoirs : " Avez-vous une intime conviction ? " »
[4] Commentaire de la décision QPC du 1er avril 2011
[5] Ex : avoir été condamné pour un crime ou un délit, avoir été révoqué de ses fonctions en tant qu’agent public, être sous tutelle ou curatelle
[6] Ex : être sénateur, magistrat, membre du gouvernement, ou être proche de l’un des magistrats ou avocats ou de l’accusé
[7] Ex : viol, assassinat… Le crime n’est pas à confondre avec le délit, jugé par le tribunal correctionnel (infractions passibles de moins de 10 ans de prison).
[8] Procédure plus détaillée : d’abord, chaque maire présente à la cour d’assises une liste de personnes de plus de 23 ans tirées au sort sur listes électorales ; le préfet détermine le nombre de jurés par nombre d’habitants puis les listes sont fusionnées afin de parvenir à une seule liste de jurés. Ensuite, pour chaque session de la cour d’assises des jurés sont une deuxième fois tirés au sort afin d’établir une liste principale de 15 personnes. Celles-ci seront ensuite convoquées le premier jour des assises au tribunal. Une courte formation est organisée pour les jurés composant la liste de la session : on leur explique le fonctionnement d’une cour d’assises, on leur fait visionner un film, et souvent il leur est proposé de visiter une prison. Le premier jour de la session d’assises, il y a un troisième tirage au sort parmi les 15 personnes afin de déterminer le jury de jugement de l’affaire en question ; ceux qui ne sont pas tirés au sort peuvent se retirer jusqu’au début du prochain procès et ainsi de suite. Au fur et à mesure que les jurés sont tirés au sort, la défense et l’avocat général peuvent exercer leur droit de récusation : la défense peut récuser 4 jurés (5 en appel) et l’avocat général peut en récuser 3 (4 en appel). La récusation n’a pas à être motivée. Le juré a le droit à une indemnité compensatrice s’il le demande
[9] un motif grave (certaines maladies, ou motifs professionnels ou familiaux…) ou si on a plus de 70 ans ou si l’on n'habite plus dans le département où la cour va siéger
[10] CEDH 5 oct. 2017 : violation du droit à un procès équitable dans un délai raisonnable, au sujet d’une procédure dont la durée totale était de neuf ans et dix mois
[11] Le Procès, de Kafka, insiste sur ce que donnerait une justice purement technique, incompréhensible pour le citoyen
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