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Légitime défense ne doit pas rimer avec vengeance

Dernière mise à jour : 8 déc. 2023

Il y a un peu plus de sept ans, Jacqueline Sauvage abattait son époux Norbert Marot de trois coups de fusil dans le dos. A deux reprises, en première instance puis en appel, Jacqueline Sauvage sera condamnée à une peine de dix ans d’emprisonnement pour meurtre. La défense reposera sur les supposés violences et abus sexuels que l’accusée clame avoir subis durant son mariage.


L’opinion publique s’est rapidement emparée de cette affaire : pétitions, débats, incompréhensions, téléfilm, l’injustice est clamée et Jacqueline Sauvage est érigée en figure de proue du combat contre les violences faites aux femmes. A un tel point que le Président de la République de l’époque, François Hollande, ira jusqu’à accorder sa grâce totale[1] le 28 décembre 2016 à Jacqueline Sauvage.


Problème : les coups de fusil n’ont pas été portés lors d’actes de violences conjugales, mais en dehors de toute scène de violence.

"L'opinion publique a aveuglément défendu Jacqueline Sauvage sans s’informer sur tous les tenants et aboutissants de l’affaire, ce qui est fortement critiquable du point de vue juridique."

Il y aurait énormément à dire sur l’aspect médiatique de cette affaire : nombre de faits rendant l’affaire plus complexe qu’elle n’y parait ont été révélés et remettent en cause tant les abus subis par Jacqueline Sauvage que sa position de victime dans sa relation avec son mari[2]. Or l’opinion publique a aveuglément défendu Jacqueline Sauvage sans s’informer sur tous les tenants et aboutissants de l’affaire, ce qui est fortement critiquable du point de vue juridique.


Le simple fait de comparer cette affaire à celle d’Alexandra Lange est une erreur : Alexandra Lange a tué d’un coup de couteau son mari alors même qu’il était en train de la battre. Cette dernière a été acquittée, reconnue à juste titre en état de légitime défense ; le réquisitoire du procureur Luc Frémiot est d’ailleurs un des grands moments de la justice française[3]. Or, l’affaire Sauvage n’a rien à voir avec l’affaire Lange : les violences subies quotidiennement par Alexandra Lange ont été prouvées, tandis que celles dénoncées par Jacqueline Sauvage ne l’ont pas été ; Alexandra Lange a tué son mari en plein acte de violences conjugales, tandis que Jacqueline Sauvage a abattu son mari en dehors d’une telle scène.


Accorder la grâce présidentielle dans une telle affaire, c’est remettre en cause l’opinion de deux jurys composés de citoyens ordinaires, qui à deux reprises ont condamné Mme Sauvage. Condamnations fondées sur l’absence de légitime défense, définie par l’article 122-5 de notre Code pénal, cause d’irresponsabilité pénale. Cet article dispose que « n'est pas pénalement responsable la personne qui, devant une atteinte injustifiée envers elle-même ou autrui, accomplit, dans le même temps, un acte commandé par la nécessité de la légitime défense d'elle-même ou d'autrui, sauf s'il y a disproportion entre les moyens de défense employés et la gravité de l'atteinte. ». Cette notion répond à un souci d’équité, n’étant pas « juste » de sanctionner une personne qui n’a que riposté à une attaque elle-même injuste.


La légitime défense, pour être retenue, exige donc des critères précis et stricts :

  • L’atteinte subie doit être injustifiée : il s’agit d’une atteinte ayant un caractère injuste. De fait, il ne serait pas possible d’arguer la légitime défense face à l’arrestation en bonne et due forme effectuée par les forces de police par exemple. Dans le cas de l’affaire Sauvage, si l’on admet les violences subies par Mme Sauvage, ce critère serait donc rempli : les violences conjugales constituent évidemment une atteinte injustifiée et donnant droit à une riposte.

  • La riposte doit être proportionnée : l’exemple le plus répandu est que l’on ne saurait répondre à une gifle par un coup de revolver. Dans le cas de Mme Sauvage, là encore si les violences subies par elle sont admises, la riposte pourrait être jugée proportionnée : lorsque sa propre vie est mise en danger par des violences conjugales, des coups de fusil mettant fin à la vie de l’assaillant semblent proportionnés. Tel est le cas de l’affaire Lange, le coup de couteau porté étant évidemment proportionné face aux violences mortelles qu’était en train d’exercer son mari sur elle.

  • La riposte doit être nécessaire : elle doit être accomplie dans le même temps que l’atteinte injuste. Et c’est là que le bât blesse dans l’affaire Sauvage. Comme dit précédemment, il a été démontré que Jacqueline Sauvage a tiré sur son mari, de dos, et seulement après une supposée énième scène de violence entre eux. L’acte de défense a eu lieu après l’attaque dénoncée ; il est de jurisprudence constante que l’on ne peut tirer de coup d’arme à feu sur un agresseur en fuite, par exemple[4]. On ne peut pas non plus arguer de la légitime défense à titre préventif, si l’on s’est défendu avant même que l’attaque survienne dans le but de se protéger : la légitime défense ne saurait être retenue qu’avec ce critère strict, qui est la parfaite concomitance entre l’attaque et la réponse à cette attaque.

"L’acte de Jacqueline Sauvage – en dehors même des considérations de fait concernant la question de savoir si les abus dénoncés ont été réellement subis ou non – ne peut entrer dans la définition de la légitime défense."

Aujourd’hui, dans notre droit, l’acte de Jacqueline Sauvage – en dehors même des considérations de fait concernant la question de savoir si les abus dénoncés ont été réellement subis ou non – ne peut entrer dans la définition de la légitime défense. La condamnation en première instance et en appel semble donc parfaitement justifiée, Jacqueline Sauvage ne pouvant bénéficier de l’irresponsabilité pénale dont découle la légitime défense.

"C’est bien aux pouvoirs publics qu’il revient d’agir en amont, et ce n’est pas aux victimes de prendre la responsabilité de mettre fin à la vie d’autrui"

Au-delà du débat sur la véracité des violences subies par Jacqueline Sauvage, se pose surtout la question du cas de la défense des femmes battues, avec la notion de légitime défense différée. Cette notion juridique n’existe pas dans le droit français, la légitime défense ne pouvant être que concomitante à l’atteinte ; mais elle existe depuis 1990 au Canada. Une personne victime de violences répétées peut en effet y être considérée comme en état de danger permanent ; le « syndrome de la femme battue » permet ainsi d’acquitter les hommes et femmes tuant leur conjoint(e) violent(e) même si leur vie n’est pas immédiatement menacée. Pour l’avocat général Luc Frémiot que nous citions plus haut, c’est « un non-sens ! Ce droit que l'on donnerait à ces femmes à la dérive, marquées par la souffrance, le droit de tuer parce que l'institution démissionne... Parce que les pouvoirs politiques et institutionnels feraient passer ce message : "débrouillez-vous toutes seules, vous qui êtes sous emprise, défendez-vous, nous sommes incapables de le faire." »


Ainsi, la légitime défense différée semble être une notion intéressante pour éviter à des femmes en souffrance et ayant mis fin aux jours de leur bourreau de devoir subir une double peine. Cependant, elle ne semble pas être la solution la plus heureuse. En effet, c’est bien aux pouvoirs publics qu’il revient d’agir en amont, et ce n’est pas aux victimes de prendre la responsabilité de mettre fin à la vie d’autrui, forcées à une telle extrémité. Nous n’aurons donc de cesse d’arguer pour plus de moyens mis en place dans la protection des victimes de violences conjugales, qui sont l’un des fléaux majeurs de notre société ; mais en attendant, il est bon que notre droit ne permette pas de faire rimer légitime défense avec vengeance…



Eva BAROUK


 

[1] La grâce présidentielle est une mesure qui peut être prise par le Président de la République pour réduire la durée de la peine d'emprisonnement d'un condamné. Elle permet au prisonnier qui en fait l'objet d'être libéré avant d'avoir purgé la totalité de sa peine. Contrairement à l'amnistie, la grâce présidentielle ne fait pas disparaître la condamnation.

[4] Décision de la chambre criminelle de la Cour de cassation rendue le 7 décembre 1999





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