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Le crime contre l'humanité : une infraction exorbitante ?

Dernière mise à jour : 2 déc. 2023

« Les crimes contre l'humanité portent bien leur nom, ce sont des crimes contre nous tous » a déclaré Ban Ki-Moon[1] dans un discours de 2010[2]. Cette expression forte reflète parfaitement le poids de l’infraction de crime contre l’humanité.





Il convient d’adjoindre à la déclaration de Ban Ki-Moon une définition plus générale. Le crime contre l’humanité peut ainsi être défini comme une « incrimination générique englobant le génocide et divers autres crimes semblablement réprouvés par la conscience universelle en raison de leur ignominie et de leur caractère inhumain (d’où leur nom) qui ont en commun d’être odieux non seulement en eux-mêmes, par leur atrocité (…) mais parce qu’ils sont inspirés par des motifs politiques, philosophiques, raciaux ou religieux et organisés en exécution d’un plan concerté à l’encontre d’un groupe de population civile »[3].

À l’aune de ces deux définitions, qui sont à la fois différentes et complémentaires, le caractère spécifique et exorbitant de l’infraction de crime contre l’humanité semble progressivement se profiler. Cette exorbitance se traduirait par le fait que cette infraction est d’une certaine manière "à part", ou en tous les cas qu’elle doit être distinguée des autres crimes. Une telle spécificité semble omniprésente à l’étude de ce crime.


À cet égard, Isabelle Fouchard[4] met particulièrement en exergue la gravité du crime contre l’humanité comme critère discriminant. Ce faisant, elle distingue la gravité dite substantielle, et qui tient à l’essence du crime contre l’humanité, c’est-à-dire, selon elle, une atteinte à la dignité humaine et la gravité dite circonstancielle, qui est plus contextuelle. En effet, il existe des crimes qui réunissent cette gravité substantielle, mais qui ne présentent pas les caractéristiques de contexte attachées au crime contre l’humanité.


Les conditions de contexte permettent d’ailleurs de distinguer le crime contre l’humanité d’autres infractions qui peuvent sembler proches, comme le crime de guerre, qui est défini en droit international public comme une « violation grave du droit international humanitaire engageant la responsabilité pénale internationale de son auteur »[5]. L’article 8 du Statut de la Cour pénale internationale détaille de tels comportements. Par ailleurs, le crime de guerre comporte des conditions liées à la nationalité des victimes, ainsi qu’une nécessité de contexte de conflit armé, des éléments qui ne font pas partie de l’incrimination du crime contre l’humanité. Dès lors, le crime de guerre ne sera pas envisagé à titre principal dans le cadre de cet article.


De même, ne sera pas traitée la question du crime contre l’espèce humaine, qui renvoie à l’eugénisme et au clonage reproductif[6].

Cet article aura vocation à mettre en lumière les tenants et les aboutissants du crime contre l’humanité, pour déterminer s’il s’agit effectivement d’une infraction pouvant être qualifiée d’exorbitante. Il s’agira en premier lieu d’envisager pourquoi ce crime est si particulier, et en second lieu en quoi cela s’exprime.

I) Pourquoi le crime contre l'humanité est-il une infraction exorbitante ?

La question de savoir pour quelle(s) raison(s) le crime contre l’humanité est si spécifique se doit d’être soulevée. Une telle interrogation soulève des réflexions juridiques certes, mais aussi historiques, voire philosophiques.


A. L’humanité, clef de voûte de l’infraction

La notion d’humanité — De toute évidence au cœur du crime contre l’humanité, cette notion revêt une importance primordiale dans la qualification de cette infraction. Elle est tout aussi essentielle dans la perception de cette dernière, et dans l’appréhension de sa gravité.


Une telle idée est parfaitement reflétée dans le jugement dit Erdemovic rendu par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY), le 29 novembre 1996 : « Mais les crimes contre l’humanité transcendent aussi l’individu puisqu’en attaquant l’homme, est visée, est niée, l’Humanité. C'est l'identité de la victime, l'Humanité, qui marque d'ailleurs la spécificité du crime contre l’humanité[7]

C’est justement parce qu’il est considéré que l’humanité est atteinte en son sein que le crime contre l’humanité est mis en oeuvre. Cette notion pratiquement philosophique appelle toutefois quelques explications. Mireille Delmas-Marty[8] notamment évoque la distinction entre l’humanité-victime et l’humanité-valeur. À ce titre, elle explique que si l’humanité-valeur renvoie à l’interdiction de l’inhumain (« interdire l’inhumain, en incriminant les actes contraires à la dignité humaine, ou encore contraires à la ‘notion même d’humanité’ »), l’humanité-victime, elle, renvoie au fait qu’en attaquant une personne, l’ensemble des individus est attaqué. Pour effectuer cette distinction, M. Delmas-Marty se fonde sur les opinions individuelles des juges McDonald et Vohrah, qui évoquent d’ailleurs au sujet du crime contre l’humanité le fait qu’il s’agit de « la traduction moderne en droit du concept développé en 1795 par Emmanuel Kant, en vertu duquel ‘une violation du droit en un endroit [de la Terre] est ressentie dans tous les autres endroits’ »[9]. Cette idée renvoie à l’humanité-victime, et à l’idée, développée par Jean-Paul Sartre, selon laquelle « Tout Homme est tout l’Homme. »[10]


Dans le même esprit, Yann Jurovics évoque à ce sujet une « négation de l’appartenance ultime à l’humanité »[11].


Il est dès lors évident que les considérations relatives à l’humanité soulèvent des réflexions philosophiques, qui teintent nécessairement le débat, mais surtout, qui tendent à démontrer le caractère spécifique et exorbitant du crime contre l’humanité.

L’atteinte à l’humanité, qui caractérise cette infraction hors du commun, qualifie sa gravité, mais aussi une perception extrêmement particulière, qui n’est sans aucun doute commune à aucun autre crime. Dès lors, un tel crime ne pourrait attiser comme réaction qu’une réprobation globale, voire instinctive.

La réprobation globale — Cette idée, présente dans la définition générale précédemment citée (« semblablement réprouvés par la conscience universelle »), renvoie à une forme d’universalisme. Il y aurait des actes qui ne pourraient qu’être réprouvés, qui seraient par essence inhumains.


Une telle idée est appuyée par le jugement Erdemovic précité : « Les crimes contre l'humanité couvrent des faits graves de violence qui lèsent l’être humain en l'atteignant dans ce qui lui est le plus essentiel : sa vie, sa liberté, son intégrité physique, sa santé, sa dignité. Il s’agit d’actes inhumains qui de par leur ampleur ou leur gravité outrepassent les limites tolérables par la communauté internationale qui doit en réclamer la sanction »[12].


Mireille Delmas-Marty a notamment travaillé sur cette notion, tentant de dégager ce qu’elle nomme « l’irréductible humain »[13]. Cette dernière envisage le fait que le double interdit reposant sur les droits indérogeables et les crimes imprescriptibles sous-tend en vérité « des bornes que l'on voudrait infranchissables, afin de protéger l'irréductible humain ».Peut ainsi être retrouvée l’idée d’obstacles qui, naturellement, ne devraient jamais être franchis. Cette réprobation presque instinctive constitue un argument supplémentaire dans la démonstration visant à postuler que le crime contre l'humanité est une infraction exorbitante.

Aussi, la conception de la notion d’humanité a de l’importance dans l’appréhension du caractère exorbitant de cette infraction. Cette notion semble d’ailleurs être la cause de la réprobation globale que ce crime inspire invariablement.

Or, il ne s’agit pas des seules clefs de lecture permettant de mieux comprendre cette infraction et d’affirmer son caractère exorbitant : son volet historique doit aussi être envisagé.


B. L’histoire du crime contre l’humanité

Il semble plus que délicat d’aborder la notion de crime contre l’humanité sans évoquer l’histoire de cette infraction. De toute évidence, les actes qui entrent aujourd’hui dans la qualification de ce crime sont nés bien antérieurement à la définition de cette infraction. Autrement dit, il a existé des crimes contre l’humanité avant que cette notion ne soit conceptualisée. De même, il est possible de déceler une construction progressive du concept au fil du temps. À ce titre, les embryons de notion de crime contre l’humanité sont nombreux. Peuvent être mentionnés les « lois de l’humanité » évoquées dans la célèbre clause Martens des Conventions de La Haye de 1899 et 1907 ainsi que les « crimes contre l’humanité et la civilisation », postérieurement renommés en « crimes de lèse-humanité » abordés par les gouvernements britannique, français, et russe de 1915 au sujet des massacres d’Arméniens en Turquie. Cependant, ces évocations sont à distinguer de la réelle formalisation du crime contre l’humanité.

La notion de crime contre l’humanité a formellement émergé à l’occasion du procès de Nuremberg (1945)[14]. Plus précisément, la première définition de cette infraction est disposée à l’article 6 c) du Statut du Tribunal de Nuremberg, qui dispose : « Le Tribunal établi par l'Accord mentionné à l'article 1er ci-dessus pour le jugement et le châtiment des grands criminels de guerre des pays européens de l'Axe sera compétent pour juger et punir toutes personnes qui, agissant pour le compte des pays européens de l'Axe, auront commis, individuellement ou à titre de membres d'organisations, l'un quelconque des crimes suivants. Les actes suivants, ou l'un quelconque d'entre eux, sont des crimes soumis à la juridiction du Tribunal et entraînent une responsabilité individuelle : […] (c) 'Les Crimes contre l'Humanité : c'est-à-dire l'assassinat, l'extermination, la réduction en esclavage, la déportation, et tout autre acte inhumain commis contre toutes populations civiles, avant ou pendant la guerre, ou bien les persécutions pour des motifs politiques, raciaux ou religieux, lorsque ces actes ou persécutions, qu'ils aient constitué ou non une violation du droit interne du pays où ils ont été perpétrés, ont été commis à la suite de tout crime rentrant dans la compétence du Tribunal, ou en liaison avec ce crime ».


Une telle consécration est née de la nécessité de réprimer les exactions commises lors de la Seconde Guerre mondiale, et qui échappaient aux infractions pré-existantes : crimes de guerres ou crimes contre la paix. Les crimes de guerre par exemple, introduisent une condition de nationalité des victimes du crime, ce qui aurait pu exclure certaines victimes des crimes commis par l’Allemagne nazie. Cette approche téléologique a été explicitée a posteriori : « La décision d’inclure les crimes contre l’humanité dans le Statut de Nuremberg, et ainsi d’habiliter le Tribunal de Nuremberg à juger ce crime, a résulté de la décision des Alliés de ne pas limiter leur pouvoir de châtiment à ceux qui avaient commis des crimes de guerre dans l’acception traditionnelle mais de couvrir aussi ceux qui avaient commis d’autres infractions graves échappant au domaine des crimes de guerre traditionnels, comme les crimes dont la victime est apatride, a la même nationalité que l’auteur de l’infraction ou celle d’un État allié à celui de l’auteur »[15].

Il semble pertinent de déduire du contexte de la création de cette infraction un caractère spécifique et marquant. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’humanité s’est trouvée dans une situation où les incriminations dites traditionnelles du droit international se sont révélées insuffisantes. La genèse du crime contre l’humanité en tant que notion découle d’une situation tristement inédite : cela ne doit pas être négligé.

Il faut à titre complémentaire préciser que cette incrimination a été d’une certaine manière contestée au nom du principe de légalité. En effet, puisque le crime contre l’humanité n’avait jamais été formalisé conventionnellement ou de manière coutumière avant l’article 6 c) du Statut du Tribunal de Nuremberg, l’incriminer et juger des individus sur ce fondement pouvait être contestable : l’infraction étant inexistante avant 1945. Cette problématique a été contournée, et les poursuites fondées sur le crime contre l’humanité ont été légitimées par le fait que la définition de cette infraction dans l’article précité reposait sur une forme de lien avec les autres infractions disposées à l’article 6 : les crimes contre la paix et les crimes de guerre. Ce lien, notamment mis en exergue par Isabelle Fouchard[16], qui peut sembler peu évident, est fondé sur l’expression suivante : « ont été commis à la suite de tout crime rentrant dans la compétence du Tribunal, ou en liaison avec ce crime ». Cet élément constitue d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles le Tribunal de Nuremberg a été critiqué.


Malgré cela, il convient de garder à l’esprit les conditions contextuelles de formalisation du crime contre l’humanité, qui pèsent sans nul doute sur la perception contemporaine de ce crime.

Outre les éléments conceptuels et historiques attachés à l’infraction de crime contre l’humanité et qui permettent de comprendre les raisons de la spécificité de ce crime, il convient de comprendre en quoi le crime contre l’humanité est une infraction exorbitante.


II) En quoi le crime contre l'humanité est-il une infraction exorbitante ?

A. L’incrimination du crime contre l’humanité

L’incrimination du crime contre l’humanité a évolué depuis le Statut du Tribunal de Nuremberg. Doivent cependant toujours être relevés deux éléments : les actes concernés, qui sont généralement listés, et les circonstances dans lesquelles ils ont été commis. Cela ressortait d’ailleurs particulièrement clairement du Statut du Tribunal de Nuremberg : « l’assassinat, l'extermination, la réduction en esclavage, la déportation, et tout autre acte inhumain commis contre toutes populations civiles, avant ou pendant la guerre, ou bien les persécutions pour des motifs politiques, raciaux ou religieux" (actes concernés) " lorsque ces actes ou persécutions, qu'ils aient constitué ou non une violation du droit interne du pays où ils ont été perpétrés, ont été commis à la suite de tout crime rentrant dans la compétence du Tribunal, ou en liaison avec ce crime » (circonstances dans lesquelles les actes ont été commis).

Si l’assassinat, l’extermination et la réduction en esclavage sont aussi cités comme actes constitutifs d’un crime contre l’humanité, d’autres exactions sont détaillées par les statuts des tribunaux pénaux internationaux ad hoc créés dans les années 1990. Le Statut du Tribunal pénal international de l’ex-Yougoslavie (TPIY) en son article 5 et le Statut du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) en son article 3 disposent une liste incluant également l’expulsion, l’emprisonnement, la torture, le viol, les persécutions pour des raisons politiques, raciales et religieuses et les autres actes inhumains. Cependant, ces deux statuts diffèrent légèrement concernant les circonstances dans lesquelles de tels actes doivent être commis pour être qualifiés de crimes contre l’humanité.


Le Statut du TPIY détermine que ces crimes doivent avoir été commis « au cours d’un conflit armé, de caractère international ou interne, et dirigés contre une population civile quelle qu’elle soit", tandis que le Statut du TPIR dispose qu’ils doivent avoir été commis "dans le cadre d’une attaque généralisée et systématique dirigée contre une population civile quelle qu’elle soit, en raison de son appartenance nationale, politique, ethnique, raciale ou religieuse ».


Il est intéressant de relever les quelques différences demeurant entre ces deux dispositions, de noter que la condition de conflit armé s’oppose à celle d’une attaque généralisée et systématique. Si la population civile est mentionnée dans les deux cas, le Statut du TPIR introduit une notion plus complexe qui est la raison de l’attaque.

Aujourd’hui cependant, la disposition faisant foi est l’article 7 du Statut de Rome de la Cour pénale internationale, qui dispose une liste encore plus détaillée, laquelle inclut —outre le meurtre, l’extermination et la réduction en esclavage et la torture— la déportation ou le transfert forcé de population, l’emprisonnement ou autre forme de privation grave de liberté physique en violation des dispositions fondamentales du droit international, le viol, l’esclavage sexuel, la prostitution forcée, la grossesse forcée, la stérilisation forcée ou toute autre forme de violence sexuelle de gravité comparable, la persécution de tout groupe ou de toute collectivité identifiable pour des motifs d’ordre politique, racial, national, ethnique, culturel, religieux ou sexiste, les disparitions forcées de personnes, le crime d’apartheid ou d’autres actes inhumains de caractère analogue causant intentionnellement de grandes souffrances ou des atteintes graves à l’intégrité physique ou à la santé physique ou mentale.


Cette liste est extrêmement détaillée, et il ne s’agit pas de l’entièreté de l’article 7 du Statut de Rome, qui précise en son paragraphe 2 des définitions attachées à chacune de ces exactions. Il est intéressant de relever l’ajout du crime d’apartheid[17], le fait que les violences sexuelles sont beaucoup plus détaillées que dans les textes précédents, mais aussi une certaine volonté d’englober le plus d’actes possibles pouvant relever du même seuil de gravité. Cette volonté est particulièrement évidente à l’aune d’expression telles que « toute autre forme de violence sexuelle de gravité comparable » ou plus encore "autres actes inhumains de caractère analogue causant intentionnellement de grandes souffrances ou des atteintes graves à l’intégrité physique ou à la santé physique ou mentale ».

De toute évidence, les actes mentionnés constituent des crimes extrêmement graves. Il s’agit exclusivement d’atteintes aux personnes, et à leur lecture, il semble ressortir de cette liste qu’elle mentionne effectivement des éléments qui portent atteinte à l’humanité de manière globale. À cet égard, il est pertinent de citer le jugement Erdemovic, qui expliquait : « Les crimes contre l'humanité couvrent des faits graves de violence qui lèsent l’être humain en l'atteignant dans ce qui lui est le plus essentiel : sa vie, sa liberté, son intégrité physique, sa santé, sa dignité. »[18]


Aussi, examiner les actes concernés par l’incrimination n’est pas inutile afin d’établir le caractère exorbitant du crime contre l’humanité. Or, ces seuls actes ne suffisent pas à caractériser l’infraction : les circonstances de commission de ces derniers sont également importantes.

Concernant les circonstances dans lesquelles ces actes doivent être commis pour relever de la qualification de crime contre l’humanité, l’article 7 du Statut de Rome reprend grandement les dispositions précédemment citées : « commis dans le cadre d'une attaque généralisée ou systématique lancée contre toute population civile et en connaissance de cette attaque ». Il est toutefois pertinent de relever la condition de connaissance de l’attaque (c'est-à-dire la conscience que cette dernière est en cours), qui n’était pas clairement disposée auparavant[19].

En droit interne, l’article 212-1 du Code pénal reprend pratiquement exactement les actes listés par l’article 7 du Statut de Rome[20]. Concernant les circonstances, l’article 212-2 du même Code évoque un « temps de guerre en exécution d'un plan concerté contre ceux qui combattent le système idéologique au nom duquel sont perpétrés des crimes contre l’humanité ».


Il convient de noter une spécificité dans l’appréhension de la définition du crime contre l’humanité en droit interne : il existe une distinction entre les crimes commis avant le 1er mars 1994 et les crimes commis après cette date. En effet, avant le 1er mars 1994, la définition retenue par le Statut du Tribunal de Nuremberg est employée en droit français. A contrario, après cette date, la définition employée est celle du nouveau Code pénal. Cette spécificité ressort de l’arrêt dit Touvier, rendu par la Chambre criminelle de la Cour de cassation le 1er juin 1995. Cette dualité de définition est aussi inusuelle qu’importante dans l’appréhension du crime contre l’humanité en droit interne : elle permet, une fois de plus, de distinguer cette infraction des autres.

Aussi, de ces différents éléments d’incrimination procède clairement le caractère exorbitant du crime contre l’humanité, qui ressort d’ailleurs aussi nettement de la répression de cette infraction.


B. La répression du crime contre l’humanité


Les tribunaux compétents — En droit interne, il n’existe pas de juridiction spécialement désignée pour juger les crimes contre l’humanité. En conséquence, la Cour d’assises est compétente pour en connaître[21]. Il est à noter qu'il existe en France un pôle spécialement consacré aux crimes contre l'humanité, crimes et délits de guerre au sein du Tribunal judiciaire de Paris.


Si la compétence juridictionnelle peut sembler simple, la situation est en réalité plus complexe à appréhender. Il faut en effet comprendre que « la répression du crime contre l'humanité n'est pas l'exercice d'un pouvoir souverain propre à chaque État »[22]. Le crime contre l’humanité relève en effet du droit international pénal qui concerne la criminalité de gouvernants, d’agents étatiques (à opposer au droit pénal international, qui concerne les infractions commises par des particuliers).


En réalité, la compétence interne pour juger les crimes contre l’humanité découle d’une délégation. Jean-François Roulot insiste sur ce qu’il appelle un « pouvoir de répression exceptionnel ». Le même auteur explique qu’il n’existe que trois délégations de compétence au profit des Etats en la matière, et que ces dernières concernent respectivement les crimes de la Seconde Guerre mondiales, les crimes internationaux commis sur le territoire de l’ex-Yougloslavie et ceux commis au Rwanda[23].


Il peut donc exister une compétence concomitante des juridictions internes et des juridictions internationales. Pour réussir à concilier les juridictions, les lois des 2 janvier 1995 et 22 mai 1996 ont entrepris de créer des règles de répartition de compétence et de délaissement éventuel des juridictions françaises, concernant les crimes commis en ex-Yougloslavie et au Rwanda.


Aujourd’hui, la Cour Pénale Internationale (CPI) est compétente à titre principal pour juger les crimes contre l’humanité, et peut engager des poursuites en la matière.


La jurisprudence est extrêmement fournie concernant la répression interne de crimes contre l’humanité, qu’ils aient été commis au cours de la Seconde Guerre mondiale, de l’ex-Yougoslavie ou du Rwanda. Si une liste détaillée de ces arrêts ne sera pas ici présentée, il convient d’en retenir certains éléments marquants, comme le fait que le droit pénal interne a été significativement écarté au profit du droit international pénal[24], ce qui constitue une caractéristique assez inédite. De même, le droit commun de l’extradition n’a pas été appliqué en la matière, signe supplémentaire du caractère exorbitant de l’infraction de crime contre l’humanité.


Il convient à titre de complément d’évoquer le système de la compétence universelle, qui implique que la juridiction et la loi compétentes soient celles du lieu d’arrestation du prévenu, sans tenir compte de la nationalité de l’auteur, de la victime ou du lieu de commission de l’infraction. Un tel système peut être mis en œuvre dès lors qu’une atteinte a été portée aux intérêts de la communauté internationale, ce qui englobe notamment les cas de violations de conventions internationales de protection de la personne humaine, lesquelles sont précisées à l’article 689-1 et suivants du Code de procédure pénale.


La prescription — Le crime contre l’humanité est la seule infraction imprescriptible. Il s’agit sans aucun doute d'un argument de poids en faveur de son caractère exorbitant : on considère qu’elle est si grave qu’elle ne saurait être prescrite.

Tout d’abord affirmée en droit international, cette imprescriptibilité a été transposée en droit français par une loi du 26 décembre 1964[25]. Il est intéressant de noter que la loi (et cela est précisé dans son intitulé) constate l'imprescriptibilité : en somme, elle prend acte de ce qui avait été décidé par la communauté internationale. Elle est donc simplement déclarative, mais a eu un impact indéniable sur la répression des crimes contre l’humanité, puisqu’elle a fait barrage à la prescription qui frappait de nombreuses exactions[26]. C’est d’ailleurs partiellement pour cette raison que certains criminels de guerre nazis, à l’image de Klaus Barbie ou de Paul Touvier, ont été jugés dans les années 1990.


Le principe de l’imprescriptibilité de ces crimes a commencé par poser problème en droit interne. En effet, la loi entérinant ce principe datant de 1964, il était contraire au principe de non-rétroactivité de la loi que les crimes jugés après cette date soient concernés par cette imprescriptibilité. Cela a donné lieu à une jurisprudence fournie qui a abouti à un arrêt rendu par la Chambre criminelle de la Cour de cassation le 26 janvier 1984. Le juge a estimé que le principe de non-rétroactivité n’était pas violé, dès lors que la loi de 1964 ne faisait que prendre acte de l’imprescriptibilité se déduisant du Statut du Tribunal de Nuremberg.

Il existe aujourd’hui une Convention sur l'imprescriptibilité des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité, entrée en vigueur en 1970, qui n’a pas été signée par la France.

Les peines encourues — La sanction encourue pour l’infraction de crime contre l’humanité est lourde : il s’agit de la réclusion criminelle à perpétuité. Cette peine a par exemple été prononcée en 2017 —et confirmée en appel au mois de juin 2021— contre Ratko Mladic, un ancien chef militaire serbe de Bosnie, reconnu coupable de crimes contre l’humanité, de crimes de guerre et de génocide commis pendant la guerre de Bosnie, dans les années 1990.


Finalement, il apparaît que le mode de répression du crime contre l’humanité est particulièrement inédit à bien des égards, ce qui renforce l’impression du caractère exorbitant de cette infraction.

Il ressort des différents éléments étudiés que le crime contre l’humanité peut indéniablement être qualifié d’infraction exorbitante. Il est spécifique, par ses fondements, son histoire, son incrimination, et sa répression. Cette infraction fait écho à ce que l’Homme a fait de pire, mais aussi à ce qu’il a tenté de construire a posteriori, pour éviter l’impunité, réprimer la barbarie, mais aussi sans aucun doute tenter de se prévaloir contre la reproduction de telles exactions.

Aussi, pour clore cet article visant à montrer le caractère exorbitant de cette infraction, il est sans doute pertinent d’emprunter des mots ayant vocation à résumer cette spécificité : « Cette cause… est la cause de toute l’humanité[27]



Mathilde AMBROSI


 

[1] Ban Ki-Moon a été le Secrétaire général des Nations Unies entre 2007 et 2013.

[2] Cité par le Répertoire de droit pénal et de procédure pénale, Justice internationale pénale : crimes – Aurélien LEMASSON ; Pierre TRUCHE ; Pierre BOURETZ – Octobre 2019, disponible en ligne à l’adresse URL : https://www-dalloz-fr.docelec.u-bordeaux.fr/documentation/Document?id=ENCY/PEN/RUB000383.

[3] CORNU Gérard, Vocabulaire juridique, PUF, 11e édition mise à jour, p. 515.

[4] FOUCHARD Isabelle, « Chapitre premier. La formation du crime contre l’humanité en droit international », dans : Mireille Delmas-Marty éd., Le crime contre l'humanité. Paris cedex 14, Presses Universitaires de France, « Que sais-je ? », 2018, p. 7-42. URL : https://www-cairn-info.docelec.u-bordeaux.fr/le-crime-contre-l-humanite--9782130801627-page-7.htm.

[5] GUINCHARD Serge, DEBARD Thierry, Lexique des termes juridiques, Dalloz, 25e édition, 2017-2018, p. 340.

[6] Articles 214-1 et 214-2 du Code pénal.

[7] TPIY, Chambre de première instance, Le Procureur c/ Drazen Erdemovic, IT-96-22, Jugement portant condamnation, 29 novembre 1996, § 28.

[8] DELMAS-MARTY Mireille, FOUCHARD Isabelle, FRONZA Emanuela et al., Le crime contre l’humanité [en ligne], vol. 3e éd., Paris cedex 14, Presses Universitaires de France, 2018, 128 p. https://www.cairn.info/le-crime-contre-l-humanite--9782130801627.htm.

[9] TPIY, Chambre d’appel, Le Procureur c/ Drazen Erdemovic, IT-96-22, OPINION INDIVIDUELLE PRESENTEE CONJOINTEMENT PAR MADAME LE JUGE MCDONALD ET MONSIEUR LE JUGE VOHRAH, §21.

[10] Cité par DELMAS-MARTY Mireille, "Le crime contre l'humanité, les droits de l'homme, et l'irréductible humain", RSC 1994, p.477.

[11] JUROVICS Yann, « Le crime contre l’humanité, définition et contexte », Les cahiers de la justice, Dalloz, 2011/1 n°1, pages 45 à 64, disponible en ligne à l’adresse URL : https://www.cairn.info/revue-les-cahiers-de-la-justice-2011-1-page-45.htm.

[12] TPIY, Chambre de première instance, Le Procureur c/ Drazen Erde

movic, IT-96-22, Jugement portant condamnation, 29 novembre 1996, § 28.

[13] DELMAS-MARTY Mireille, « Le crime contre l'humanité, les droits de l'homme, et l'irréductible humain », RSC 1994, p.477.

[14] Pour des informations plus détaillées sur la justice pénale internationale et son évolution, consulter l’article : AMBROSI Mathilde, Justice pénale internationale : conciliation entre nécessité de répression et souveraineté, Les Pénalistes en Herbe, 27 novembre 2020, disponible en ligne à l’adresse URL : https://www.lespenalistesenherbe.com/post/justice-pénale-internationale-conciliation-entre-nécessité-de-répression-et-souveraineté.

[15] TPIY, Le Procureur c/ Dusko Tadic, IT-94-1-T, Jugement, 7 mai 1997, § 619.

[16] FOUCHARD Isabelle, « Chapitre premier. La formation du crime contre l’humanité en droit international », dans : Mireille Delmas-Marty éd., Le crime contre l'humanité. Paris cedex 14, Presses Universitaires de France, « Que sais-je ? », 2018, p. 7-42. URL : https://www-cairn-info.docelec.u-bordeaux.fr/le-crime-contre-l-humanite--9782130801627-page-7.htm.

[17] Le crime d’apartheid a été amplement défini par la Convention internationale sur l'élimination et la répression du crime d’apartheid, adoptée le 30 novembre 1973.

[18] TPIY, Chambre de première instance, Le Procureur c/ Drazen Erdemovic, IT-96-22, Jugement portant condamnation, 29 novembre 1996, § 28.

[19] Pour une analyse détaillée de l’évolution des conditions de circonstances et de ce qu’elles impliquent, consulter l’article de JUROVICS Yann, "Le crime contre l’humanité, définition et contexte", Les cahiers de la justice, Dalloz, 2011/1 n°1, pages 45 à 64, disponible en ligne à l’adresse URL : https://www.cairn.info/revue-les-cahiers-de-la-justice-2011-1-page-45.htm ou encore Fouchard Isabelle, « Chapitre premier. La formation du crime contre l’humanité en droit international », dans : Mireille Delmas-Marty éd., Le crime contre l'humanité. Paris cedex 14, Presses Universitaires de France, « Que sais-je ? », 2018, p. 7-42. URL : https://www-cairn-info.docelec.u-bordeaux.fr/le-crime-contre-l-humanite--9782130801627-page-7.htm

[20] La seule différence notable est le fait que le crime d’apartheid est directement défini sans que le terme apartheid ne soit employé : « Les actes de ségrégation commis dans le cadre d'un régime institutionnalisé d'oppression systématique et de domination d'un groupe racial sur tout autre groupe racial ou tous autres groupes raciaux et dans l'intention de maintenir ce régime ».

[21] Crim. 21 oct. 1982 n°81-93.743.

[22] ROULOT Jean-François, "La répression des crimes contre l’humanité par les juridictions criminelles en France", RSC 1999, p.545.

[23] C’est-à-dire respectivement la Déclaration de Moscou du 30 octobre 1943, la résolution 827 du Conseil de sécurité des Nations Unies du 25 mai 1993 prise au titre du maintien de la paix (chapitre VII de la Charte de San Francisco) et la résolution 955 du 8 novembre 1994 du Conseil de sécurité des Nations Unies prises dans les mêmes conditions que la précédente.

[24] Pour plus de détails à ce sujet, consulter l’article : ROULOT Jean-François, "La répression des crimes contre l’humanité par les juridictions criminelles en France", RSC 1999, p.545.

[25] Loi n°64-1326 du 26 décembre 1964 tendant à constater l'imprescriptibilité des crimes contre l’humanité.

[26] ROULOT Jean-François, "La répression des crimes contre l’humanité par les juridictions criminelles en France", RSC 1999, p.545 : « les prescriptions ayant été acquises en majeure partie pour les crimes de guerre et d'intelligence avec l'ennemi, les crimes contre l'humanité sont devenus le seul moyen qui permet de continuer à poursuivre les criminels de la Seconde Guerre mondiale, d'autant plus qu'il existe un cumul idéal d'infractions possible avec les deux incriminations utilisées par la justice française ».

[27] Kofi Annan, ancien Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies, cité par le site de la CPI : https://www.icc-cpi.int/about?ln=fr.

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