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Photo du rédacteurLes Pénalistes en Herbe

L'affaire Sarah Halimi : analyse des arguments en opposition

Dernière mise à jour : 26 nov. 2023

Cet éclairage a été publié pour la première fois par Louise THIRION, en août 2021, dans La Revue n°10.


Cass. Crim., 14 avril 2021, n°20-80.135


Au risque d'un nouvel article sur le sujet, l'équipe des pénalistes en herbe[1] a voulu revenir sur la décision de la Cour de cassation dans l'affaire Halimi ; d'autant plus au regard de la thématique de notre étude.


Visa. Le droit pénal se fonde sur le principe selon lequel seuls les individus jouissant, au moment de la commission de l'acte, de leur libre arbitre (leur capacité de vouloir et de comprendre), peuvent en être jugés responsables.


En droit romain déjà, les déments étaient déclarés irresponsables. Le Code pénal de 1810 en son article 64[2] consacre le principe selon lequel si le malade de démence est, au moment de l'action, dans l'incapacité de comprendre la portée de ses actes, sa responsabilité ne peut être retenue en l'absence d'infraction. Et déjà, une nuance est insérée puisque si le délinquant est légèrement atteint sa responsabilité peut être engagée.


Le code de 1992 abandonne la notion de démence pour celle de « trouble psychique ou neuro psychique ayant aboli le discernement et le contrôle des actes ». Ce terme recouvre pour les juges une multitude de situations d'aliénation mentale, comme les délires hallucinatoires, les crises d’épilepsie ou encore les troubles schizophréniques. L'article 122-1 du Code pénal consacre ainsi que le trouble psychique ou neuro psychique, au moment des faits, est une cause subjective d'exonération de la responsabilité pénale en cas d'abolition du discernement et une cause de réduction de peine dans le cas d'une simple altération dans le cas où l'infraction serait constituée.


Cet état de trouble est difficile à prouver pour les juges, qui s'appuient sur les rapports d'expertises psychiatriques ordonnés (obligatoires en matière criminelle) sans être liés par leurs conclusions, puisqu'ils décident d'après leur intime conviction.


Pour rappel :

Dans la nuit du 3 au 4 avril 2017, Kobili Traoré a violenté et défenestré Sarah Halimi, décédée des suites de sa chute du troisième étage. L'auteur des faits est interpellé et, son état étant jugé incompatible avec un maintien en garde à vue, il est placé en hôpital psychiatrique puis en unité pour malade difficile. Son état psychiatrique impose alors une contention et un isolement rendant impossible son entretien avec le magistrat instructeur.


Mis en examen pour homicide volontaire, Kobili Traoré est examiné par sept psychiatres[3] qui concluent que ce dernier était sous l'emprise d'une bouffée délirante aiguë au moment des faits. Tandis que les deux collèges d'experts retiennent l'abolition du discernement de l'accusé, le premier expert retient l'altération. Ce dernier estime que la bouffée délirante et l'état psychotique de l'accusé sont caractérisés, néanmoins leur origine serait la consommation fautive, même si chronique et excessive, de cannabis.


Les magistrats instructeurs ont estimé que le trouble psychotique de Kobili Traoré avait aboli son discernement et ont donc saisi la chambre de l'instruction sur le fondement de l'article 706-120 du Code de procédure pénale[4]. Cette dernière a jugé, le 19 septembre 2019, qu'il existe des charges suffisantes à l'encontre du mis en examen d'avoir volontairement donné la mort à sa victime et retient la circonstance aggravante d'antisémitisme. Toutefois, elle pointe des raisons plausibles[5] de considérer l'accusé pénalement irresponsable en raison du trouble mental ayant aboli son discernement et le contrôle de ses actes au moment des faits. Elle prononce alors, sur le fondement de l'article 706-135 du code de procédure pénale[6], des mesures de sûreté, dont notamment l'hospitalisation sous contrainte.


Cette décision a donné lieu à un pourvoi en cassation.


L'arrêt de rejet de la Cour de cassation. La Cour de cassation était saisie d’une pure question de principe visant à déterminer si l’irresponsabilité pénale doit être écartée lorsque l’abolition du discernement a été causée par une consommation volontaire de substances psychotropes.


Pour répondre à cette question, la Haute Cour reprend les arguments de la décision de la chambre de l'instruction ainsi que l'avis de l'avocate générale. Elle confirme alors l'appréciation souveraine des juges du fond, sur le fondement de l'article 111-4 du Code pénal relatif au principe de l'interprétation stricte de la loi, en affirmant que « les dispositions de l'article 122-1, alinéa 1er, du code pénal, ne distinguent pas selon l'origine du trouble psychique ayant conduit à l'abolition de ce discernement ». Elle considère donc que peu importe l'origine du trouble mental, s'il abolit le discernement il est une cause exonératoire de responsabilité.


Les critiques sur la position de la Cour de cassation dans cette affaire ne se sont pas faites attendre puisque près de 25 000 manifestants se sont réunis en France réclamant « justice » pour Sarah Halimi. Le président de la République, lui-même, a exprimé son incompréhension face à une telle décision et réclame un changement de la loi[7].


La Cour de cassation a alors publié un communiqué de presse, dans lequel elle justifie sa décision ainsi : « En cohérence avec la jurisprudence antérieure, mais pour la première fois de façon aussi explicite, la Cour de cassation explique que la loi sur l’irresponsabilité pénale ne distingue pas selon l’origine du trouble mental qui a fait perdre à l’auteur la conscience de ses actes. Or, le juge ne peut distinguer là où le législateur a choisi de ne pas distinguer. Ainsi la décision de la chambre de l’instruction est conforme au droit en vigueur ».


Il semble néanmoins que pour certains cette justification soit insuffisante, et même aberrante. Il convient donc d'envisager les points du débat.


Les arguments en opposition. Nous raisonnerons ici en opposition, pour un argument des parties civiles ou de leurs défenseurs nous retranscrirons l'argument opposé des juges ou de certains auteurs.


Le débat porte sur le fait que la prise de stupéfiants puisse entraîner une exonération de responsabilité en cas d'abolition du discernement.


L'argument de la faute antérieure. Les parties civiles défendent l'idée que l'article 122-1 du code pénal ne vise que les maladies mentales au sens du code de la santé publique, n'incluant donc pas, selon elles, la consommation de stupéfiants. Surtout, « nul ne peut se prévaloir de sa propre turpitude », ainsi la faute antérieure de l'auteur serait exclusive d'une irresponsabilité pénale. Or, elles rappellent que la prise de substances constitue à la fois une infraction autonome et une circonstance aggravante pour certaines infractions, ce qui rend inconcevable qu'elle puisse dans le même temps être une cause d'exonération pour d'autres.


La jurisprudence constante invoquée par la Cour de cassation dans son communiqué est rejetée par les parties civiles et leurs défenseurs. Ces derniers se fondent sur plusieurs décisions inverses ayant jugé qu'en cas de faute antérieure consistant en une prise de substances affectant le discernement il n'y a point d'exonération de la responsabilité[8]. Elles citent notamment l'arrêt ancien du tribunal correctionnel de Nevers de 1976 ou encore un arrêt récent de 2018[9]. Dans cette affaire, les juges ont conclu que la consommation importante de stupéfiants ne doit pas s'analyser comme une cause d'abolition du discernement mais comme une circonstance aggravante.


Pourtant, cet arrêt n'est qu'un arrêt d'espèce, au regard des éléments objectifs rapportés par les juges du fond, repris et validés par la Haute Cour (à la lecture de cette décision, il est aisé de distinguer cette affaire de celle qui nous intéresse). C'est ce que rappelle l'avocate générale, Sandrine Zientara, dans ses conclusions écrites : « Le débat porte sur l'état dans lequel se trouvait l'intéressé au temps de l'action, ce qui constitue bien une question de fait, laissée à l'appréciation des juges du fond et non sur une question de principe relative à l'effet de la faute antérieure sur la responsabilité. Dès lors, il ne saurait s'évincer de cet arrêt, non publié, que la chambre aurait validé un principe de portée générale selon lequel une consommation volontaire de stupéfiant, même en cas d'abolition du discernement, constitue une cause d'irresponsabilité pénale ».


Complété par un arrêt de 2010[10], l'analyse permet de conclure que l'état d'ivresse ou de psychose due à une consommation importante de stupéfiants ne fait pas disparaître la responsabilité pénale, au contraire la tendance est même d'aggraver la répression. Néanmoins, quand elle est telle qu'elle entraîne une abolition du discernement, l'irresponsabilité pénale doit être prononcée. C'est alors aux juges du fond d'apprécier les faits, ce qui explique des solutions différentes, sachant que l'abolition est strictement appréciée par ces derniers. L'avocat général confirme d'ailleurs que la prise de cannabis n'entraîne qu'exceptionnellement un état mental constitutif d'une abolition du discernement dont la réponse doit être médicale par une hospitalisation sous contrainte[11].


On comprend donc que dans l'affaire Sarah Halimi ce n'est pas la prise de stupéfiants qui exonère Kobili Traoré mais bien l'abolition de son discernement due à une bouffée délirante. En effet, contrairement à l'espèce de 2018, Kobili Traoré était un consommateur chronique de cannabis et avant, pendant et après les faits ce dernier était en proie à une psychose délirante reconnue tant par les experts que par l'avocat général. La Cour de cassation reprend alors l'argument de la chambre de l'instruction selon lequel rien n'établit que la consommation de cannabis ait été effectuée avec la conscience que cet usage de stupéfiants puisse entraîner une abolition du discernement.


La circonstance aggravante d'antisémitisme. Les opposants à la décision de la Cour de cassation considèrent que retenir cette circonstance aggravante pour ensuite déclarer l'irresponsabilité pour absence d'intention est contradictoire.


Pourtant la procédure issue de la loi de 2008 prévoit bien, dans un but de reconnaissance de la victime, que les juges doivent procéder en deux temps. D'abord, ils doivent examiner si les faits sont objectivement susceptibles de revêtir une qualification pénale. Ensuite, ils se prononcent sur la question de l'imputabilité et donc celle du discernement de l'auteur au moment des actes[12]. Ainsi, le fait de retenir la circonstance aggravante entre dans le champ de la qualification et non de l'imputabilité qui fait l'objet d'une seconde analyse et est donc extérieure à l'infraction.


Le déni de justice. Pour les parties civiles et leurs défenseurs la décision de la Cour de cassation est un déni de justice car les juges refusent de donner une réponse pénale. L'incompréhension est grande face à la position de la Haute cour qui refuse d'interpréter la loi et renvoie au législateur. Ils considèrent également que l'obligation positive pesant sur l’État de protéger le droit à la vie n'est pas respectée ici.


Pourtant, là encore, la procédure issue de la loi de 2008 met en place une audience publique permettant aux parties de s'exprimer sur les faits et aux juges de se prononcer après un débat contradictoire. Surtout, bien qu'une réponse pénale en cas de déclaration d'irresponsabilité pénale soit impossible, une réparation civile n'est jamais exclue.


La Cour européenne des droits de l'Homme s'est prononcée sur l'obligation positive de protection de l’État en considérant que ce dernier doit mettre en œuvre toutes les mesures utiles. Cela peut être par la poursuite ou la condamnation pénale de l'auteur mais la Cour rappelle alors que si l'atteinte à la vie n'est pas volontaire, l'obligation positive n'exige pas nécessairement une réponse pénale tant qu'un système juridique efficace est mis en place. Or, depuis la loi de 2018 les juges dans le cas d'une déclaration d'irresponsabilité, peuvent prononcer des mesures de sûreté (dont l'hospitalisation sous contrainte).


Depuis la décision de la chambre d'instruction en 2019 et sa confirmation par la Haute Cour en 2021, le débat s'intensifie sur cette question. L'émotion de l'affaire semble alors prendre le pas sur le dispositif législatif en place.


Les développements. Alors, comme de coutume, depuis de nombreuses années maintenant, le débat sur cette affaire tragique a donné lieu à une annonce de changement de législation. En effet, Eric Dupond-Moretti affirme que la décision n'a pas été comprise. En réponse ce dernier a soumis pour avis un projet de loi sur la question au Conseil d’État. En première lecture, la commission des lois du Sénat a fait le choix de ne pas modifier la lettre de l'article 122-1 du code, notamment à la lumière de l'avis à la Cour de cassation de l'avocate général, Sandrine Zientara. Elle a estimé que décider de la responsabilité pénale de l’auteur d’un délit ou d’un crime relève de la mission du juge.


Néanmoins, pour répondre au besoin de procès des victimes ou de leur famille c'est le code de procédure pénale qui a finalement été modifié. Ainsi, la solution retenue est de renvoyer devant la juridiction de jugement qui devra trancher les cas où le juge d'instruction estime que « l'abolition temporaire du discernement de la personne mise en examen résulte au moins partiellement de son fait ». Pourtant, ce choix fait lui aussi l'objet de critiques non seulement du Garde des Sceaux mais également de certains sénateurs.


Le projet de loi voté par le Sénat contient également une partie sur l'expertise psychiatrique, notamment l'obligation d'effectuer la première expertise dans un délai de deux mois. En effet, l'affaire en cause a mis en lumière une crise ancienne de l'expertise psychiatrique, relative au manque d'experts, de formation et de rémunération face à une demande croissante.



Louise THIRION


 

[1] Voir l’article de Adélie JEANSON-SOUCHON « Prise de substances toxiques : jusqu’à quel point est-on responsable ? » : https://www.lespenalistesenherbe.com/post/prise-de-substances-toxiques-jusqu-%C3%A0-quel-point-est-onresponsable Et celui de Gladys KONATE « L’affaire Sarah Halimi : quand le cannabis rend irresponsable (pénalement) » : https://www.lespenalistesenherbe.com/post/l-affaire-sarah-halimi-quand-le-cannabis-rend-irresponsablep%C3%A9nalement


[2] Article 64 ancien code pénal « Il n'y a ni crime ni délit, lorsque le prévenu était en état de démence au temps de l'action, ou lorsqu'il a été contraint par une force à laquelle il n'a pu résister ».


[3] Un premier expert, le Dr Zagury, et deux collèges de trois experts.


[4] Procédure introduite par la loi du 25 février 2008 (suite à la décapitation de deux infirmières par une personne hospitalisée), qui confère un statut particulier à la personne poursuivie déclarée pénalement irresponsable. Ainsi, afin d'intégrer les victimes dans la procédure, le juge d’instruction (article 706-120 du Code de procédure pénale) ou la chambre de l’instruction (article 706-125 CPP) peuvent rendre une ordonnance ou un arrêt d’irresponsabilité pénale pour cause de trouble mental. Concernant la chambre de l’instruction, sa décision est rendue en audience publique et contradictoire.


[5] Les raisons plausibles en cause relèvent d'éléments objectifs, tels que les témoignages familiaux et de l'entourage proche ou non de l'auteur des faits, son état avant, pendant et après les faits, les expertises.


[6] Loi du 25 février 2018.


[7] Cette intervention a donné lieu à un communiqué de la première présidente et du procureur général de la Cour de cassation rappelant la nécessaire indépendance de la justice.


[10] Crim. 28 juin 1958, Lesage ; Crim. 29 janvier 1921, Trémintin.


[9] Crim. 13.02.2018, n°17-86.952


[10] Crim. 12.05.2010, n°10-80.279


[11] Elle affirme qu'il faut distinguer entre « les effets euphorisant, excitants, désinhibiteurs qui sont très courants, des altérations profondes du discernement plus rares et des abolitions totales du discernement qui sont tout à fait exceptionnelles » ; https://www.courdecassation.fr/IMG///2021-04-14_avisoral_20-80.135.pdf


[12] Article 706-120 du Code de procédure pénale.

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