Ce commentaire d'arrêt a été publié pour la première fois par Gladys KONATE, en juin 2020, dans La Revue n°7.
Cass. Crim., 26 févr. 2020, n°19-81.827
« Couvrez ce sein que je ne saurais voir. » Molière
Cette phrase extraite de Tartuffe correspond parfaitement à l’arrêt rendu le 26 février 2020 par la chambre criminelle de la Cour de Cassation. Celle-ci a en effet rendu une décision intéressante concernant l’exhibition sexuelle et la liberté d’expression des Femen.
Les faits prennent place en 2014 lorsqu’une militante Femen s’introduit dans le Musée Grévin, dans la salle des chefs d’Etat et montre sa poitrine, nue, révélant l’inscription « Kill putin ». Elle fait ensuite tomber la statue de Vladimir Poutine avant d’y planter plusieurs fois un pieu métallique en déclarant « fuckdictator, fuck Vladimir Poutine ». La militante a alors été poursuivie notamment pour exhibition sexuelle[1].
Après une première décision de la cour d’appel de Paris et un arrêt de cassation en 2018, la cour d’appel de Paris (autrement composée et statuant sur renvoi) a estimé que la prévenue devait être relaxée car l’infraction d’exhibition sexuelle n’était pas constituée, faute d’élément moral. Elle estimait en effet qu’il n’y avait pas d’intention sexuelle en l’espèce. Plus précisément, elle exigeait un « dol spécial » pour constituer l’infraction d’exhibition sexuelle (une intention particulière : l’intention sexuelle), qui se distinguait de l’intention « politique » de la militante.
Par la suite, un pourvoi a été formé par le ministère public devant la chambre criminelle de la Cour de Cassation. Les juges ont alors dû se demander si l’infraction d’exhibition sexuelle était constituée, dès lors que la prévenue qui avait montré sa poitrine dénudée n’avait pas agi dans un but « sexuel » mais dans un but politique.
Le 26 février 2020, la chambre criminelle a estimé elle aussi que la prévenue devait être relaxée. Cependant son raisonnement, en deux temps, est différent de celui de la cour d’appel de Paris :
D’une part, l’infraction d’exhibition sexuelle était constituée en l’espèce car « c’est à tort que la cour d’appel a énoncé que la seule exhibition de la poitrine d’une femme n’entre pas dans les prévisions du délit prévu à l’article 222-32 du code pénal, si l’intention exprimée par son auteur est dénuée de toute connotation sexuelle ».
Mais d’autre part, l’incrimination du comportement de la prévenue aurait constitué, « compte tenu de la nature et du contexte de l’agissement en cause », « une ingérence disproportionnée dans l’exercice de la liberté d’expression » puisqu’il s’inscrivait dans une « démarche de protestation politique »
Il conviendra donc d’envisager successivement ces deux éléments.
I) L’exhibition sexuelle constituée sans nécessité d’un dol spécial[2]
Dans cette décision, la teneur de l’élément intentionnel du délit d’exhibition sexuelle était débattu.
L’article 222-32 du code pénal dispose que « l'exhibition sexuelle imposée à la vue d'autrui dans un lieu accessible aux regards du public est punie d'un an d'emprisonnement et de 15 000 euros d'amende. »
En l’espèce, la militante était dans un musée donc, à la vue d’autrui et dans un lieu accessible au regard du public (être vue était d’ailleurs le but de son action). Par ailleurs elle a exhibé sa poitrine dénudée.
Néanmoins, ce qui posait problème en l’espèce était la caractérisation de l’élément moral. La manifestante ne voulait pas commettre un acte à connotation sexuelle. Elle invoquait alors un « dol spécial » dans l’infraction, qui consisterait à devoir rechercher une intention particulière « sexuelle » pour pouvoir caractériser l’infraction. La cour d’appel était allée dans ce sens et avait considéré que sans cette intention sexuelle, la prévenue devait être relaxée.
La chambre criminelle a considéré au contraire qu’il n’y a pas de dol spécial à rechercher dans l’infraction d’exhibition sexuelle, et que la simple exhibition de la poitrine d’une femme peut, a contrario, constituer une exhibition sexuelle.
Ce premier élément a de quoi rendre perplexe et pose de nombreuses questions. La poitrine d’une femme doit-elle être toujours sexualisée ? De plus, sachant que les mobiles sont indifférents dans la qualification de l’infraction, que penser d’une mère qui allaite en public, est-ce une exhibition sexuelle ? Et qu’en est-il du torse d’un homme, est-il sexualisé lui aussi au même titre ? Il est probable que non... L’argumentation de la chambre criminelle reflète donc une triste réalité contemporaine, renforçant l’idée d’une hypersexualisation du corps des femmes.
En tout état de cause, l’infraction d’exhibition sexuelle était constituée par la seule poitrine dénudée. Mais elle a été ensuite justifiée grâce à un contrôle de proportionnalité, ce qui a permis de relaxer la militante.
II) L’exhibition justifiée par un contrôle de proportionnalité portant sur la liberté d’expression
La chambre criminelle a considéré que le comportement de la militante ne devait pas être incriminé, à peine d’ingérence disproportionnée dans l’exercice de sa liberté d’expression. C’est donc un contrôle de proportionnalité qui a permis de justifier l’infraction.
Le contrôle de proportionnalité consiste à « vérifier concrètement que l’application d’une règle de droit interne ne conduit pas à porter une atteinte disproportionnée à un droit fondamental garanti par une convention internationale ou par une norme nationale au regard du but légitime poursuivi par cette règle» (Pascal Chauvin). Les juridictions nationales se sont mises à le pratiquer petit à petit, sous l’influence de la Cour Européenne des Droits de l’Homme, et cet arrêt en est un exemple.
Le droit fondamental en cause était la liberté d’expression, garantie par l’article 10 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme, ou encore l’article 19 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme.
Il faut préciser que depuis des années la Cour de cassation utilise le fondement de l’article 10 de la CEDH pour justifier des infractions qui sont pourtant bien constituées. Ce fait justificatif n’est pas en tant que tel prévu par le code pénal, mais s’apparente à une « autorisation de la loi » 122-4 au sens large.
La chambre criminelle a tenu compte de la « nature » et du « contexte » du comportement ; cela signifie qu’elle a considéré que la « démarche de protestation politique » permettait de justifier l’exhibition sexuelle en l’espèce.
En parallèle, dans une autre affaire récente (« Eglise de la Madeleine »,9 janvier 2019), la chambre criminelle avait jugé que la condamnation de la prévenue pour exhibition sexuelle, qui exprimait son opinion la poitrine nue et fardée de slogans au nom d’une performance militante et artistique, ne portait pas une atteinte excessive à la liberté d’expression. Cette décision était conciliée avec l’article 9 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme, prévoyant le droit de ne pas être troublé dans la pratique de sa religion. L’affaire a été portée devant la Cour Européenne des Droits de l’Homme.
Le présent arrêt est donc important car c’est la première fois que le contrôle de proportionnalité permet aux Femen, pour échapper aux condamnations, d’invoquer la liberté d’expression et leur démarche politique. En ce sens, il s’agit donc d’une avancée démocratique. Cependant, cette décision reste très regrettable sur le plan de la sexualisation de la poitrine de la femme…
Gladys KONATE
[1] Elle a été poursuivie également pour dégradations volontaires du bien d’autrui mais l’apport de l’arrêt concerne l’exhibition sexuelle
[2] Le dol spécial est propre à une infraction donnée (pas systématique), il s’agit de la volonté d’arriver à un résultat déterminé. Par exemple : l’animus necandi (intention de donner la mort) dans l’homicide volontaire
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