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Photo du rédacteurLes Pénalistes en Herbe

L'état de nécessité

Cet éclairage a été publié pour la première fois par Adélie JEANSON-SOUCHON, en juin 2020, dans La Revue n°7.


Dans cette revue et dans les prochaines, nous allons aborder les différents faits justificatifs. Un comportement réprimé par la loi doit normalement donner lieu à une sanction. Cependant, il arrive que les intérêts sacrifiés soient moins importants que les intérêts protégés par le texte d’incrimination. Ainsi, le juge se livre à une pesée des intérêts en présence et recherche alors ce qu’on appelle les faits justificatifs de l’infraction.


Bien que ces faits justificatifs soient incontestablement présents dans le droit en vigueur, il subsiste de nombreux débats en doctrine pour savoir s’ils sont vraiment une composante de l’infraction : il s’agirait alors de l’élément injuste, qui se rajouterait aux éléments matériel, moral, et légal[1]. Certains auteurs préfèrent les rattacher à l’élément moral ou à l’élément légal.


Ce sont des causes d’irresponsabilité qui vont enlever aux faits leur caractère délictueux. Ces causes objectives d’irresponsabilité s’appliquent à tous les participants de l’infraction (les co-auteurs ou complices bénéficient de ces faits justificatifs) contrairement aux causes subjectives d’irresponsabilité comme la minorité, l’erreur de droit, la contrainte ou le trouble physique ou neuropsychique.


Dans cette revue ainsi que dans les prochaines, nous allons étudier les faits justificatifs généraux, qui se distinguent des faits justificatifs spécifiques à certaines infractions (par exemple la provocation qui efface l’injure, ou la preuve des faits diffamatoires). Le premier de ces faits justificatifs est l’état de nécessité que nous abordons aujourd’hui.


Introduction

Origine de la notion : L’état de nécessité a été annoncé par la célèbre affaire Ménard ou affaire du « bon juge Magnaud » de 1898 dans laquelle une femme a volé du pain pour nourrir son enfant qui n’avait pas mangé depuis deux jours. Pour la relaxer, les décisions se sont fondées en première instance sur la contrainte[2], et en appel sur le défaut d’intention délictueuse[3]. Ces deux fondements étant vivement critiqués, la Cour de cassation a fini par voir dans l’état de nécessité un véritable fait justificatif à part entière[4], au côté de la légitime défense. Cette notion est consacrée par le nouveau Code pénal en 1992 à l’article 122-7 qui dispose que « N'est pas pénalement responsable la personne qui, face à un danger actuel ou imminent qui menace elle-même, autrui ou un bien, accomplit un acte nécessaire à la sauvegarde de la personne ou du bien, sauf s'il y a disproportion entre les moyens employés et la gravité de la menace. ». Il s’agit d’une situation dans laquelle une personne ne peut sauver un intérêt qu’en commettant une infraction. La personne est alors face à un choix : soit elle subit un dommage, soit elle commet une infraction.


Fondement : L’état de nécessité est un fait justificatif fondé sur l’intérêt social : la société n’a pas de raison de punir si l’intérêt sacrifié a une valeur moindre que l’intérêt sauvegardé. De plus, l’infraction commise ne témoigne d’aucune puissance de nuire particulière, la menace d’une peine serait donc impuissante à empêcher la commission d’une infraction.


Distinctions : L’état de nécessité est à distinguer de la contrainte. En effet, dans l’état de nécessité, la personne a le choix entre subir le dommage ou commettre l’infraction alors que dans la contrainte, il y a une force irrésistible qui la pousse à commettre l’infraction. Si l’affaire Ménard a pu semer le trouble, la distinction est aujourd’hui clairement établie.


L’état de nécessité doit aussi être distingué du défaut d’intention coupable en ce que l’état de nécessité peut être invoqué par l’auteur d’une infraction non intentionnelle. A ce titre, l’expression « n’est pas pénalement responsable la personne qui… » a pu être contestée par certains auteurs.


Enfin, l’état de nécessité doit être distingué de la légitime défense, plus spécifique. Dans ce cas, la victime finale est à l’origine d’une agression alors que dans l’état de nécessité la victime n’a en rien lésé l’auteur de l’infraction et est étrangère à l’apparition du danger. Le mal dont l’auteur de l’infraction est menacé résulte donc d’un simple concours de circonstances.


I) Les conditions de l’état de nécessité

A. Un danger :

Nature du danger : Il peut être matériel (atteinte à un bien), physique, ou même moral (le danger moral a notamment été reconnu pour un homme entrant par effraction au domicile de la mère de son enfant en justifiant que l’enfant allait assister à une scène de débauche[5])


Le danger doit être actuel ou imminent (c’està-dire en train ou sur le point de se réaliser) : il ne doit pas être simplement hypothétique. Par exemple dans l’affaire dites des faucheurs d’OGM, la Cour de cassation a considéré que le fait de faucher des champs de maïs OGM en arguant leur nocivité pour la santé ne serait être justifié par l’état de nécessité en ce qu’il n’y avait pas de danger actuel ou imminent mais simplement un danger éventuel[6]. De la même manière, la Cour de cassation a censuré la décision des juges du fond ayant relaxé une bijoutière poursuivie du chef d’omission de déposer au greffe du tribunal de commerce les comptes annuels et le rapport de gestion de sa société, en raison du risque d’agression qu’elle prétendait encourir[7].


Le danger doit être « injuste »[8] : c’est-à-dire qu’il ne doit pas être autorisé ou imposé par la loi. Ainsi par exemple, une entrave à une interruption volontaire de grossesse pour sauver un enfant à naître n’est pas justifiée [9]


Le danger ne doit pas avoir pour origine une faute antérieure de l’agent : depuis le célèbre arrêt Lesage du 28 juin 1958, la Cour de cassation pose ce principe. En l’espèce, il s’agissait d’un homme qui, alors qu’il conduisait, avait soudain vu sa femme et son enfant tomber de la voiture en raison de l’ouverture inopinée de la portière passager de la voiture. En essayant de les retenir, il causa un accident avec une voiture qui arrivait en face. Dans cette affaire, la Cour de cassation a estimé que les juges du fond auraient dû rechercher si l’ouverture inopinée de la portière n’était pas due à un défaut d’entretien. Cette règle avait déjà été retenue par la cour d’appel de Rennes [10] qui avait condamné un conducteur pour dégradation de barrière dans un cas où il avait défoncé la barrière d’un passage à niveau pour éviter le train qui arrivait, après s’être engagé malgré l’avertissement du garde-barrière.


Selon certains auteurs[11], le fait qu’il ne faille pas de faute antérieure de l’agent pouvait être contestée « car les éléments de l’infraction doivent s’apprécier au moment où elle est matériellement commise », « comme l’article 122-7 du Code actuel ne vise pas cette condition, on pouvait estimer qu’elle n’est pas exigée » et « qu’elle fait intervenir des données subjectives (faute) dans un fait justificatif par définition objectif »[12]. La condition n’a pas été reprise par le Code pénal en 1992 mais n’a pas été abandonné par la jurisprudence. Elle est par exemple réaffirmée dans un arrêt de la chambre criminelle de la Cour de cassation du 1er juin 2010 dite « affaire de l’ourse Cannelle » : en l’espèce, un groupe de chasseurs était poursuivi pour avoir porté atteinte à une espèce protégée après avoir tué l’ourse Canelle lors d’un face-àface. La Cour de cassation considère que les chasseurs se sont eux-mêmes placés dans une situation de danger en allant sur un territoire qu’ils savaient occupé par l’ourse et son ourson, leur faute antérieure les empêchant donc de se prévaloir de l’état de nécessité.


B. L’acte justifié

Une réaction nécessaire : Cette condition implique qu’il ne doit pas y avoir d’autres moyens que de commettre l’infraction pour conjurer le danger. Il ne doit pas s’agir d’un choix de praticité. Par exemple, la jurisprudence refuse de voir appliquer l’état de nécessité à une femme qui dérobe de la viande dans un supermarché pour « améliorer le quotidien de ses enfants »[13]. De la même manière, la Cour de cassation a considéré que la rupture de stock n’autorisait pas un distributeur à copier un modèle de l’un de ses fournisseurs, dans la mesure où il existe d’autres solution que la commission d’un délit de contrefaçon pour pallier les difficultés commerciales nées de la défaillance d’un fournisseur[14]. A l’inverse, l’automobiliste qui franchit une ligne blanche pour ne pas heurter un piéton peut invoquer l’état de nécessité[15]. On pourra évoquer le problème des squatteurs dont la question n’est pas réglée[16], les juges devant concilier la question du droit de propriété et du droit de logement, objectif à valeur constitutionnelle.


Une réaction proportionnée : Cette condition implique une proportionnalité entre les moyens employés et la gravité de la menace. Il faut se livrer à une comparaison entre la valeur sacrifiée et la valeur sauvegardée. Pour certains, il faudrait toujours que le bien sacrifié soit de valeur moindre que le bien sauvegardé, faute de quoi l’intérêt social serait lésé. Mais une majorité de la doctrine et la jurisprudence acceptent de reconnaitre l’état de nécessité dans le cas où les valeurs en conflit sont équivalentes puisque l’acte accomplit étant socialement neutre, la sanction n’est pas justifiée (par exemple, la Cour de cassation admet qu’un agent de la SNCF abatte un chien qui attaquait le sien[17]). Dans l’hypothèse où les intérêts en conflit seraient de valeur égale (ex : lorsque pour sauver sa propre vie, on est amené à tuer son prochain), certains refusent de justifier l’acte accompli par l’état de nécessité, ils fondent l’impunité sur la théorie de la contrainte morale[18].


Cette proportionnalité entre les moyens employés et la gravité de la menace est une question de fait. Ainsi de manière surprenante, la jurisprudence a par exemple pu considérer que l’individu paraplégique qui possède 305 plants de cannabis pour se faire des tisanes, seules à même de soulager sa douleur, et de protéger sa fonction rénale des atteintes inhérentes à l’utilisation d’autres médicaments, pouvait invoquer l’état de nécessité[19].


II) Les effets de l’état de nécessité

En tant que fait justificatif, l’état de nécessité rend licite le fait incriminé et entraine l’absence de toute responsabilité pénale. C’est une cause objective d’irresponsabilité qui profite à tous les coauteurs ou complices de l’infraction.


L’agent reste civilement responsable du dommage causé à la victime innocente. La responsabilité civile pour faute peut être difficile à rechercher en ce qu’il peut être ardu de considérer qu’un acte licite au pénal soit illicite au civil. Cependant, la responsabilité pourra être recherchée sur le fondement de la théorie de l’enrichissement sans cause, et il pourra en être ainsi, même au cas où le bénéficiaire de l’infraction nécessaire n’est pas son auteur mais un tiers.



Adélie JEANSON-SOUCHON


 

[1] Une infraction a trois composantes : l’élément matériel (c’est l’acte qui est commis), l’élément moral (c’est l’élément psychologique de l’infraction qui renvoie à la volonté de l’auteur) et enfin l’élément légal (c’est le fait que l’acte incriminé doive être prévu par un texte)


[2] Ce fondement était critiquable car il supposait une absence totale de choix. Or, ici, elle avait le choix


[3] Là encore, la justification était discutable dans la mesure où l’intention délictueuse suppose chez l’agent la conscience d’accomplir des faits incriminés par la loi pénale, ce qui était le cas en l’espèce puisqu’elle savait qu’elle commettait un vol. de plus, elle a pour défaut de confondre l’intention et le mobile


[4] L’état de nécessité est généralisé dans son principe par un arrêt de la chambre criminelle de la Cour de cassation du 25 juin 1958 dit arrêt « Lesage » même si dans l’affaire en question, l’état de nécessité n’avait pas été retenu.


[5] CA Colmar 6 décembre 1957


[6] Cass. Crim., 7 fév 2007


[7] Cass. Crim., 1er juin 2005


[8] Cette condition est posée par P. Maistre du Chambon, P. Conte et J. Larguier dans leur « Memento de droit pénal général »


[9] Cass Crim 31 janvier 1996 : « l'état de nécessité, au sens de l'article 122-7 du Code pénal, ne saurait être invoqué pour justifier le délit d'entrave à l'interruption volontaire de grossesse, dès lors que celleci est autorisée, sous certaines conditions, par la loi du 17 janvier 1975 »


[10] Rennes 12 avril 1954


[11] P. Maistre du Chambon, P. Conte et J. Larguier dans Memento « Droit pénal général »


[12] T. Garé et C. Ginestet dans Hypercours « Droit pénal Procédure pénal »


[13] CA Poitiers 11 avril 1997


[14] Cass. Crim., 11 fév 1986


[15] Trib.pol. Avesnes-sur-Helpe 12 décembre 1964


[16] Pour une condamnation : Rennes 25 février 2957, pour une relaxe TCorr Paris 28 décembre 2000


[17] Casscrim 8 mars 2011


[18] Bernard Bouloc, Précis de Droit pénal général


[19] Papeete 27 juin 2002

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